[ANALYSE] Vanilla Sky – L’illusion du rêve américain d’avant à aujourd’hui

Au fil de ma croissance, j’ai été largement exposé à l’idéal du rêve américain, non seulement par le biais de mes géniteurs, mais aussi par le truchement des médias, tels que le cinéma et la télévision. Ce rêve américain, en substance, gravitait autour de la notion de réussite, le plus souvent en dépendance de ses propres efforts. Avec l’écoulement du temps, j’ai tendance à percevoir que cette conception a subi une métamorphose, synthétisant dorénavant la quintessence de ce qu’il signifie d’être un authentique Américain. La réussite, fréquemment d’ordre pécuniaire, demeure toujours une composante majeure, toutefois s’y est adjointe cette notion de “nous contre eux”. Quand cette transformation s’est-elle effectuée et de quelle origine est-elle ? Deux évènements ont contribué substantiellement à la configuration de l’Amérique qui s’offre à moi aujourd’hui : le tragique 11 septembre et l’avènement des réseaux sociaux.

Vers la fin de l’an 2001, un film parvint, d’une manière assez perspicace, à nous mettre en garde contre l’état social actuel qui nous entoure. En effet, Vanilla Sky aborde l’idée d’une Amérique qui se détache de la réalité au profit d’un mirage rassurant. Dans cette production, Tom Cruise incarne avec brio le personnage de David Aames, un magnat milliardaire propriétaire d’une maison d’édition florissante. Un matin, il se réveille dans une paisible ville de New York, se dirige vers son travail en voiture, mais au fil de son trajet, il réalise, tout comme nous, que les rues ne sont pas aussi paisibles qu’il y paraît. Elles se révèlent désertes. Persistant dans son chemin, il finit par immobiliser son véhicule en plein cœur d’un Times Square déserté. Le public, tout comme lui, se questionne : Mais que se passe-t-il ?. Il s’avère que David est en fait en proie à un cauchemar. Bien que le film ne spécifie pas de manière explicite l’année où se déroulent ces évènements, Vanilla Sky se situe à l’aube du nouveau millénaire, probablement en 1999 ou en 2000. Ce remake, réalisé par le scénariste et metteur en scène Cameron Crowe du film espagnol Ouvre les yeux d’Alejandro Amenábar, agit tel un précieux témoin de cette époque révolue, représentant New York (qui lui-même est le symbole de l’Amérique, tel que le requiert un remake d’un film espagnol) à une période juste antérieure aux évènements tragiques du 11 septembre.

Lors de sa sortie en salle en 2001, seulement trois mois après les événements tragiques du 11 septembre, il est peu probable que le public ait été particulièrement enclin à découvrir ce film. En comparaison avec les recettes d’autres films sortis durant le même mois (le premier opus du Seigneur des Anneaux en est un exemple éloquent), il semble que le désir du public était davantage orienté vers une évasion spectaculaire que vers une introspection de science-fiction. À l’époque, même les critiques ne s’étaient guère enthousiasmées pour cette œuvre. Il suffit de mener une recherche ordinaire sur Google pour constater que le film obtient actuellement une note de satisfaction de seulement 42 % sur Rotten Tomatoes. Même aujourd’hui, à l’approche de son vingtième anniversaire, Vanilla Sky demeure rarement évoqué. Ce constat est regrettable, car il s’agit incontestablement de l’un des joyaux de la filmographie de Cameron Crowe et d’une des performances mémorables de Tom Cruise. Toutefois, je préfère à présent me concentrer sur une réflexion qui a perduré depuis ma première vision du film.

La révélation survenue à la conclusion de Vanilla Sky dépasse la simple astuce narrative. Elle entretient un lien étroit avec la séquence onirique initiale du film, tout comme avec le moment final de l’œuvre, afin de mettre en relief l’illusion de confort qui caractérise la société moderne. Le rêve initial qui nous est présenté est, en réalité, un cauchemar. En ce rêve, David se trouve seul dans un monde vidé de toute présence humaine, une condition qu’il n’aspire point à connaître. David est un être humain, un individu qui a consacré une grande part de sa vie à la séduction, enchaînant nuit après nuit les rencontres avec différentes femmes, avant de poursuivre ses propres desseins. Il qualifie cette existence de “rêve”, comme il le confie à son ami intime Brian au début du film. Pour David, ce rêve se matérialise dans l’existence partagée avec autrui. Dépourvu de toute compagnie, la vie se transforme en un véritable cauchemar pour lui.

Le rêve de David est initialement conçu comme parfait, et pour un certain temps, il l’est effectivement. Il obtient la seconde chance qu’il a toujours désirée avec Sofia, qu’il considère comme l’amour de sa vie, et conserve son amitié avec Brian. Cependant, son subconscient commence progressivement à saisir que les individus entourant David ne sont pas authentiques. Une fois de plus, son rêve vire au cauchemar. À la conclusion du récit, David se retrouve devant un choix crucial : réinitialiser son rêve ou se réveiller, même si cela signifie qu’une période de 150 ans s’est écoulée dans le monde réel. Il opte pour le réveil, car finalement, une existence authentique, même si elle est vécue dans la solitude, est préférable à un rêve peuplé d’êtres factices. Une déclaration d’une profondeur incommensurable !

À la fin de l’année 1999 et au début de l’an 2000, les États-Unis baignaient dans un climat de confiance, qu’il soit fondé ou illusoire. L’économie se portait à merveille, et la criminalité était en net recul par rapport au début de la décennie. La culture populaire laissait présager une période particulièrement prometteuse dans les domaines du cinéma, de la télévision et de la musique. Pourtant, un film réalisé avant les attentats du 11 septembre, mais assurément dans le sillage des élections présidentielles américaines de l’an 2000, insinuait que les apparences étaient trompeuses. Ce film suggérait peut-être que si nous prenions le temps de regarder de plus près, nous pourrions réaliser que le rêve américain dont on nous avait toujours parlé était en réalité un cauchemar.

À l’époque, je considérais que ce cauchemar découle d’une aspiration irréaliste à la réussite, qu’elle soit d’ordre financier ou autre. À présent, je suis enclin à croire que ce cauchemar prend la forme des réseaux sociaux (tout en étant toujours lié à l’attente de réussite). Ce pays regorge d’individus semblables à David Aames, ou de ceux qui aspirent à lui ressembler. On pourrait facilement argumenter que c’est en partie parce que David est un homme blanc qui a réussi et qui semble naviguer dans la vie avec plus de charme que de talent, mais la question est plus profonde que cela. David incarne l’angoisse de la solitude. Dans le film, il est orphelin, ce qui explique pourquoi il oscille entre le rejet de certaines relations éphémères (ses aventures nocturnes avec diverses femmes) et l’attachement à d’autres (Brian et Sofia). Il aspire à être en compagnie d’autrui et simultanément il craint cette éventualité, car il sait que tout est éphémère. Or, le rêve lucide peut sembler durer éternellement. Alors, qu’entend-on précisément par “rêve lucide” ? Il s’agit de la notion selon laquelle, lorsque nous rêvons, nous pouvons prendre conscience de cet état et exercer un certain contrôle sur nos rêves. Toutefois, il est essentiel de noter que, dans le contexte du film, le rêve lucide de David n’est pas censé être conscient pour lui, ce point sera exploré prochainement. Dans cette perspective, le rêve lucide décrit dans le film est fallacieux, tout comme le prétendu rêve américain. Dans les deux cas, le terme “rêve” évoque un état irréel. Lorsque David est confronté à son subconscient, une déclaration cruciale lui est adressée : “C’est une révolution de l’esprit.” Cette réplique revient à plusieurs reprises dans le film pour lui signifier qu’il rêve. En somme, le monde onirique se révolte contre lui-même, brisant la frontière qui le sépare du rêveur. David et le rêve lucide sont intrinsèquement liés, bien qu’il semble qu’ils ne fassent qu’un. En réalité, le subconscient de David orchestre et peuple ce monde, lui offrant tout ce qu’il souhaite. Il en est le créateur, et pourtant, lorsque le rêve commence à se fissurer, cette illusion s’effrite. Life Extension se révèle être en fait l’architecte de ce monde, le maintenant artificiellement. Pour cette raison, le subconscient de David rejette cet univers onirique, car il n’en est pas l’auteur.

De manière similaire, les Américains peuvent parfois percer la toile illusoire du rêve américain, généralement lorsque survient une quelconque débâcle, que ce soit des individus influents échappant à des actes immoraux et dénués d’éthique, ou lorsque Facebook et Instagram sombrent dans l’obscurité pendant de longues heures. C’est en ces moments précis qu’une révolution intellectuelle s’opère, et lorsqu’elle se produit, la vérité nous apparaît. En fin de compte, nous pouvons persévérer dans la quête du rêve américain jusqu’à ce qu’il vire au cauchemar, ou nous pouvons choisir de nous éveiller. En Amérique, nous poursuivons inlassablement la voie de la réussite, bien que cette quête soit infinie, peut-être parce que la réussite englobe aujourd’hui une multitude d’aspects. Si nous persistons dans cette trajectoire, nous nous exposons au stress, à des problèmes de santé, à une dégradation de l’estime de soi et à l’isolement. Nous sommes constamment enclins à comparer notre existence à celle d’autrui. Comme le confie David au milieu du film : “Mes rêves sont une cruelle farce. Ils se jouent de moi. Même dans mes rêves, je suis un imbécile… qui sait qu’il est sur le point de se réveiller à la réalité. Si seulement je pouvais échapper au sommeil. Hélas, cela m’est impossible. J’essaie de choisir mes rêves, de les orienter vers des envolées libres. Cependant, cela demeure une vaine tentative.” Toutefois, si nous réussissons à nous éveiller, nous pouvons vivre une existence au-delà du “rêve”. Comme le proclame David vers la fin du film : “Je désire vivre une existence authentique… Je ne veux plus rêver.” David a besoin de la présence des autres, tout comme nous avons besoin les uns des autres. Or, la société moderne a substitué cette nécessité par des connexions “amicales” superficielles, à la manière des réseaux sociaux. Il en résulte un univers cauchemardesque, dont l’unique échappatoire réside dans le réveil ou la déconnexion. Sous cet angle, le rêve lucide dans notre société se dessine à travers des espaces tels que Twitter, Instagram, Facebook, etc. Ces plateformes nous offrent l’illusion de ne pas être seuls, mais au fond, nous le sommes. Lorsque nous nous adonnons à ces applications et sites web, nous sommes isolés les uns des autres.

Il est indéniable que se retrouver au sein de l’espace virtuel des réseaux sociaux procure une certaine satisfaction, même si cela favorise l’émergence et le soutien d’une mentalité grégaire. L’idée du “nous contre eux” n’est pas nouvelle, mais elle se propage de plus en plus, que ce soit sur la scène politique ou dans le domaine cinématographique. C’est l’idée que “mon rêve n’est pas le tien, par conséquent, ma réalité diffère de la tienne”. Toutefois, il suffit parfois d’un incident mineur ou d’une panne momentanée de l’un de ces espaces pour que la vérité se révèle à nouveau. Nous prenons alors conscience que les réseaux sociaux constituent le rêve collectif auquel nous avons tous souscrit. De plus, je me demande sérieusement si l’Amérique est réellement peuplée d’individus tels que David Aames. Dans la scène finale du film, David s’écrie littéralement : “Je veux me réveiller ! C’est un cauchemar !” Serions-nous en mesure d’en faire autant ? Le terme collectif “nous” est-il encore pertinent dans cette situation ? Pensez à tous ceux qui absorbent les faussetés véhiculées sur les réseaux sociaux et les propagent ensuite dans le monde réel. Pour eux, cela revient au même. C’est un rêve, et ils n’en ont pas conscience. Un grand nombre d’entre eux sont si profondément ancrés dans ce nouveau rêve américain qu’il est peu probable qu’ils parviennent à s’en extraire. Néanmoins, d’autres, de temps à autre, sont en mesure de discerner la différence. C’est dans ces moments-là que nous avons la possibilité de nous éveiller des réseaux sociaux pour accéder à la réalité, qui n’est ni un rêve ni un cauchemar. Elle partage bon nombre des mêmes éléments, pour le meilleur et pour le pire. La différence fondamentale réside dans le fait que l’une est authentique, tandis que l’autre ne l’est pas. Bien entendu, la réalité peut s’avérer bien plus déconcertante que les réseaux sociaux, mais cela tient au fait qu’elle est authentique. Il est donc compréhensible que tant de personnes optent pour le sommeil. Alors que nous vivons dans une Amérique où une grande partie de la population choisit continuellement de demeurer immergée dans l’illusion des réseaux sociaux, il est fascinant d’observer à quel point les choses ont évolué depuis la sortie de Vanilla Sky il y a près de vingt ans, et combien d’entre elles ont simplement pris une forme différente. L’année dernière, en 2020, il n’était pas rare de voir un Times Square désert, en raison de la pandémie de COVID-19. Il est à se demander de quelles métaphores visuelles aurait besoin une nouvelle version de Vanilla Sky pour illustrer la solitude. Ou bien avons-nous déjà franchi cette étape ? Les Américains ressentent toujours le besoin d’interactions sociales, mais désormais, une technologie du rêve lucide existe, même si elle n’est pas nécessairement tangible.

Nous n’avons nullement besoin de nous rendre en un lieu tel que Life Extension et de débourser des sommes astronomiques. Tout ce qui est requis, c’est une connexion Internet et une forme quelconque de média social. Vingt ans avant que les États-Unis ne prennent la forme qu’ils arborent aujourd’hui, Vanilla Sky nous a livré une assertion qui semble plus pertinente que jamais. Cependant, depuis ma première vision du film, ces idées tournoient dans mon esprit, m’incitant à m’éveiller. Il y a des jours où j’y parviens, d’autres jours où cela demeure difficile. Nombreux sont ceux qui se perdent dans le confort illusoire du “rêve américain”, que cela concerne la réussite financière ou l’acquisition du plus grand nombre de followers possible. S’éveiller est une tâche ardue, car elle implique presque un abandon. Pourquoi ne pas persévérer et tenter de transformer ce cauchemar en rêve ? Sauf que cette métamorphose demeure inaccessible, car le rêve américain n’a jamais été qu’une illusion. Certains individus ont réussi par leurs propres moyens, tandis que la majorité atteint ses objectifs grâce à l’aide d’autrui. En parallèle, certains demeurent pris dans des cercles de réseaux sociaux véhiculant haine et discorde, tandis que d’autres utilisent ces plateformes pour œuvrer à l’harmonisation du monde. Cela ne nous rend pas moins américains les uns que les autres. Nous sommes tous des Américains, et nous devons simplement continuellement chercher des moyens de nous réveiller à la réalité de notre condition cauchemardesque.

Le fait que Vanilla Sky ait abordé ces idées il y a deux décennies est remarquable. Parfois, le temps est nécessaire pour que ces notions se cristallisent. Depuis que j’ai découvert le film, j’ai médité sur le concept de l’éveil. Plus je réside dans ce pays, plus je comprends que cette notion ne doit pas nécessairement être interprétée littéralement. La rédaction de cet article m’a grandement aidé à en prendre conscience. David Aames n’est ni un héros ni un modèle, mais son cheminement à travers l’histoire et sa transformation en ressortent véritablement modifiés. C’est un récit classique et exemplaire, car il est rare que nous subissions une transformation aussi profonde dans la réalité. La plupart des individus, tels que David, se contentent de “vivre le rêve”, même si cela implique de perdre des êtres chers. Heureusement, nous avons des figures comme David qui nous montrent la voie. S’échapper et s’éveiller demande parfois de faire face à ses peurs et de prendre un saut dans l’inconnu.

Tout comme David, je n’ai pas une connaissance précise de ce qui nous attend après l’éveil. Dans le film, David ne retourne pas à la vie qu’il avait précédemment connue. Tant de temps s’est écoulé, et tant de choses restent incertaines pour lui à son retour à la réalité. Il lui sera difficile de trouver du réconfort dans le monde réel après une période prolongée passée dans son rêve lucide, tout comme c’est le cas lorsque nous nous déconnectons des réseaux sociaux. Cependant, il sait que vivre une existence authentique est infiniment préférable. Car s’éveiller ne signifie pas abandonner. Ce n’est pas une défaite ou l’incapacité à supporter les absurdités qui semblent saturer les réseaux sociaux. C’est une révolution, la fin de l’irréel et le commencement du réel. C’est la seule manière de vivre authentiquement, car la différence réside dans le fait que les rêves n’existent que lorsque nous sommes endormis, jamais lorsque nous sommes éveillés. Vanilla Sky nous rappelle que, aussi séduisant puisse être le rêve, il demeure toujours un simple songe.

Vanilla Sky disponible en (S)VOD, DVD et Blu-ray.

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