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[ANALYSE] Irréversible – Le Temps et le rêve

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Par Louan Nivesse

Alex (Monica Bellucci) se sent étouffée et veut désespérément quitter la fête. Son nouveau petit ami, Marcus (Vincent Cassel) est trop extravagant dans son comportement. Sa consommation de drogues et sa coquetterie semblent hors de contrôle, ce qui la met dans l’embarras. Son ex-petit ami, Pierre (Albert Dupontel), a une curiosité masochiste à leur égard, ce qui la met mal à l’aise. Elle les abandonne donc tous les deux en décidant de quitter la fête et de rentrer chez elle. Sur le chemin du retour, dans un tunnel souterrain, a lieu l’acte qui va détruire et peut-être mettre fin à sa vie.

Gaspar Noé, le réalisateur d’Irréversible, a exprimé son désir de raconter son histoire à l’envers en raison de la popularité dont jouissait Memento à l’époque. Il s’agit d’un désir assez raisonnable, car chaque fois qu’un film présentant quelque chose d’unique et qui fonctionne manifestement se présente, l’imitation se fait à la pelle. La question que soulève ici la narration inversée est de savoir si l’histoire fonctionne sans elle. La structuration narrative est un aspect extrêmement délicat de l’écriture d’un scénario, qui ne résiste souvent pas à l’épreuve d’une expérimentation poussée. Une idée unique, comme raconter une histoire à l’envers dans ce cas, n’est considérée comme forte que si l’histoire elle-même a un certain degré d’efficacité sans elle. Si elle échoue lorsqu’elle est placée dans une structure traditionnelle, l’idée est réduite à un gadget. Il est difficile d’argumenter en faveur d’Irréversible à cet égard, car sans la structure inversée, le film devient une histoire de viol et de vengeance plutôt simple et condamnée. Noe en est conscient et utilise donc cette technique pour une exploration dévastatrice qui agresse les sens du spectateur, plutôt que pour un simple exercice d’expérimentation narrative.

Si l’on considère le récit dans un ordre chronologique, les mauvais présages abondent dans cette histoire. Le destin d’Alex est présagé par d’innombrables symboles qui parsèment le dernier tiers du film, qui constitue techniquement le premier acte de l’intrigue. Dans l’appartement d’Alex et Marcus, un poster de 2001 : L’Odyssée de l’espace est accroché au-dessus de leur lit. Ses idées sur l’évolution humaine et l’émergence d’une nouvelle race supérieure, réduites à leur plus simple expression, deviennent une histoire de conception et d’accouchement. La grossesse d’Alex, comme nous le découvrons à la fin, est destinée à aggraver de façon exponentielle le choc de son viol, qui était déjà très perturbant. L’affiche, outre une référence oblique au style de réalisation totalitaire de Noé, qui rappelle Kubrick, menace l’intention de prolonger l’histoire jusqu’à ce moment de la journée au lieu de la terminer plus tôt. Elle nous informe à la fois de ce que nous allons découvrir assez vite et détourne encore plus l’attention de ce dont nous avons été témoins et auxquels nous avons donc accès.

On y trouve également une affiche de The Killing, le deuxième long métrage de Kubrick, qui raconte l’histoire d’un hold-up dont l’issue est un échec total. Sa description des ambitions déçues de Sterling Hayden, lorsque la valise pleine d’argent volé éclate et s’envole sur le tarmac dans la scène finale, évoque les aspirations ruinées d’Alex et Marcus dont ils discutent dans cette scène, à savoir fonder une famille ensemble au cas où elle serait enceinte.

Lorsqu’Alex est allongée dans le parc, on la voit lire Le Temps et le rêve de J.W. Dunne, un texte qui tente d’établir scientifiquement la capacité des rêves à prédire l’avenir des individus. Alex révèle à Marcus qu’elle a rêvé de passer dans un tunnel rouge qui s’est soudainement divisé en deux parties. Lorsqu’Alex est violée, le tunnel a des parois rouges et le traumatisme qu’elle subit divise sa vie en deux parties, l’une avant et l’autre après, ou même celle de la vie et de la mort puisqu’elle est comateuse lorsqu’on la voit pour la première fois, ou techniquement, la dernière fois. Le livre parle de la nature du temps et de la façon dont, à l’état de veille, nous perdons la perspective du temps tel que la science l’envisage. Pour Alex, ne pas pouvoir prêter attention à ce dont elle a rêvé alors qu’elle est le seul personnage à posséder les outils nécessaires pour disséquer ses rêves n’est qu’une autre façon de montrer la nature fataliste de ce qu’elle va vivre.

Un autre indice, qui est un aspect important du film, est la couleur rouge. C’est une teinte prédominante dans toutes les œuvres de Noé et, ici, elle reprend celle de son prédécesseur, Seul contre tous, dont le protagoniste fait également une apparition. Si l’on considère les trois scènes les plus cruciales du film, la couleur rouge est toujours présente. Dans la chambre, juste avant la fête, la couleur domine Alex et Marcus, mais dans une teinte claire. Lorsqu’Alex se trouve dans le tunnel, les murs de celui-ci sont d’un rouge stimulant, comme s’il s’agissait d’une invitation à l’horreur de ce qui va se passer de manière inopportune. Alex est enveloppée de rouge tout au long de cette scène. Il est intéressant de noter que le rêve d’Alex dont elle parle à Marcus la fait passer par un tunnel rouge similaire. Au moment où Marcus se trouve dans la boîte de nuit “Rectum”, tous les personnages sont trempés dans cette nuance, car la sournoise lumière les recouvre. Cet endroit à la lumière infernale est également le lieu de la première scène d’horreur du film.

Chambre.
Tunnel.
Rectum.

Dans la scène finale, une teinte à l’opposé du spectre des couleurs, le vert, est dominante. Les implications de fertilité et de richesse qu’elle symbolise et la négation de la fureur du rouge jusqu’à ce point, ainsi que le nombre d’enfants qui y jouent, deviennent une blague salace sur ce qui attend Alex. Le sens de l’humour sans scrupules de Noé est un aspect récurrent du film, dont ceci est un excellent exemple.

Alors que l’intrigue d’Irréversible revient sans cesse en arrière, les présages qui annonçaient le destin d’Alex nous apparaissent à l’envers. Au lieu de regarder le film pour relier les points qu’il nous avait fournis depuis le début, on nous oblige à les affronter directement après que la catastrophe qu’ils présagent se soit produite. Au cinéma, au théâtre ou dans la littérature, les signes avant-coureurs sont censés nous avertir de l’imminence d’un désastre et, par leur nature énigmatique, ils garantissent que l’avertissement ne finira pas par influencer ce dont on nous prévient. Et s’ils constituent un présage pour les personnages, pour le public, ce sont des miettes de pain qu’un spectateur attentif remarquera dès le début tandis que les autres s’en serviront dans des analyses rétrospectives. Cette conception exacte de la tragédie, qui est toujours annoncée sous une forme ou une autre, est démembrée par Noé.

Nous assistons d’abord à la tragédie d’Alex à travers ses violentes conséquences. Ensuite, nous voyons l’incident lui-même. Au moment où nous voyons les incidents qui y mènent, nous sommes déjà clairement conscients de ce qui va arriver aux personnages alors que nous les voyons, impuissants, marcher vers cet événement. Évidemment, dans aucune autre forme d’art que les jeux vidéo, le public ne peut influencer les actions et Noé prend un plaisir sadique à le savoir. Le caractère impitoyable du viol d’Alex amplifie notre compassion dans les scènes suivantes. Nous savons ce qui va se passer et pourtant nous ne pouvons rien faire. Puis, à travers les rêves et les symboles, alors que les avertissements ne cessent de faire surface, le fatalisme en question explose en une terreur indicible par la révélation du livre de Dunne. Si les rêves sont des visions prémonitoires de l’avenir, cela signifie qu’Alex est elle-même l’auteur involontaire de sa tragédie.

Cette interprétation du concept de destin est la véritable horreur d’Irréversible. Ce sentiment d’exploitation s’aggrave lorsqu’on se rend compte que des indices étaient là tout au long du film pour qu’elle les remarque. Avec les derniers mots “Le temps détruit tout”, le passage du temps est tout ce qui amène Alex à faire face à son destin. Elle n’est ni vengée ni punie, mais elle laisse seulement le temps accomplir ce qui a déjà été décidé comme son avenir. Alex, comme le protagoniste d’une tragédie grecque, est confrontée à une némésis à laquelle elle ne peut échapper et elle accepte ses conséquences dévastatrices sans les remettre en question. Dans un dernier tour du destin, Marcus, dans sa soif de sang, ne parvient pas à battre le véritable coupable et finit par mutiler quelqu’un d’autre en le prenant pour Tenia, puis se retrouve lui-même battu et blessé. Alors que sa “vengeance” n’aurait de toute façon rien donné, le fait qu’il n’ait pas pu la réaliser prive le public de tout semblant d’apaisement.

La dernière scène, chronologiquement, montre le “Boucher” de Seul contre tous mentionner à un compagnon qu’il a effectivement assumé ses sentiments de la fin du film et a forniqué avec sa fille, ce qui a conduit à son incarcération. L’inceste devient donc le dernier clou du cercueil de la dégénérescence complète d’un certain peuple dans une dépravation nauséabonde. C’est par ce refus structurel répété de toute forme de catharsis et par la remontée constante de la crasse que l’on nous fait prendre conscience de la gravité de ce que nous avons vu.

L’écran ne coupe pas ou ne s’éteint pas à la fin mais montre un effet stroboscopique qui continue à clignoter plus longtemps que prévu et nous fait détourner les yeux. Le destin d’Alex est scellé et dans les derniers moments du film, nous la voyons dans une période indéterminée du passé où elle est en paix, un sentiment dont elle sera privée à vie dans un avenir proche. Ce savoir dont nous sommes en possession devient alors un fardeau et en terminant le film par l’effet stroboscopique, l’horreur qui nous attend cesse d’être quelque chose de compréhensible et se réduit à une série insondable et épileptique de flashs lumineux aveuglants, qui nous obligent à détourner le regard de l’écran et nous posent une question, à nous, spectateurs : “N’en avez-vous pas déjà vu assez ?

Irréversible de Gaspar Noé, 1h37, avec Monica Bellucci, Vincent Cassel, Albert Dupontel – Au cinéma le 22 mai 2002

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