Classiquement, Wiseman cherche à documenter les Etats-Unis et les rapports conflictuels que l’État entretient avec sa société civile. Généralement, il investit donc un hôpital, une bibliothèque ou un bureau d’aide sociale. Sur la quarantaine de films qu’il a réalisé, seuls ceux tournés en France échappent à cette description. Dans notre pays, Wiseman filme des institutions culturelles, qu’elles soient publiques (La Comédie Française ou l’Opéra Garnier) ou privées (le Crazy Horse). Comme si Wiseman, en traversant l’Atlantique, perdait son acidité politique pour se réfugier dans des prestigieuses salles de spectacle feutrées. Son dernier film s’inscrit dans ce sillage puisqu’avec Menus plaisirs – Les Troisgros, Wiseman s’immisce dans les cuisines du restaurant, triplement étoilé, de la famille Troisgros.
Dodin Bouffant nous avait récemment convaincu du caractère incroyablement cinégénique de la cuisine et Wiseman, en documentariste affuté, ne s’y trompe pas. Dans ce film fleuve de 4h, chaque étape de la préparation d’une recette est décomposée, dans des plans serrés sur les mains, en une multitude de gestes obéissant à une technique précise : lever les filets, ébouillanter les écrevisses, découper une viande, préparer un pain, réaliser un dôme en chocolat ou travailler une feuille d’or. Dans cette immense cuisine ouverte, antichambre de la salle à manger, chaque artisanat culinaire est représenté, du boulanger au pâtissier en passant par le boucher ou le poissonnier ; ce qui permet à Wiseman de capturer en un seul espace, dans la durée, une infinité de mouvements qui ressemblent bientôt à une symphonie où chaque note s’accorde dans l’assiette.
Le film a dès lors quelque chose d’hypnotique tant tout est réalisé avec soin et méticulosité. Les assiettes sont dressées avec des pinces de cuisine par trois ou quatre personnes à la fois et si ce n’étaient les bruits des couteaux et des cuissons, la cuisine serait entièrement silencieuse tant chacun, sur son propre îlot, sait ce qu’il a à faire. Loin des très populaires émissions télé de cuisine où les voix montent rapidement entre les employés, ici, les seules interactions orales sont celles entre les serveurs et les cuisiniers, les uns énoncent les menus commandés, les autres y répondent par un « oui » martial. La cuisine, à l’image de son plafond aux motifs rectilignes est un espace quadrillé où l’ordre règne.
Rien de surprenant dans un établissement de ce standing, mais ce qui reste curieux, c’est l’absence totale de conflit. L’impression nous est laissée qu’il n’y a jamais de problèmes à résoudre, que ce soit vis-à-vis d’un employé ou d’un approvisionnement, tout fonctionne parfaitement, tout le temps. Cette impression est renforcée par le cadre idyllique qui borde le restaurant avec son charmant hôtel, son potager, son bois, ses plaines et son marais. Wiseman recourt souvent à des plans de transition sur ces espaces verts et comme toute conflictualité est escamotée, le spectateur en vient à se demander s’il n’est pas en train de regarder une publicité. Surtout que, si le début du film s’enracine exclusivement dans le restaurant trois-étoiles tenu par le père et un des deux fils, un décrochage géographique a lieu au bout de 2h de film et le spectateur se retrouve dans le restaurant de l’autre fils. Cette incise est d’autant plus curieuse que l’on n’y reste très peu de temps. Encore plus intriguant, ce passage de quelques minutes sur le food truck de la marque Troisgros qui n’apporte absolument rien à part montrer la diversité de leur offre commerciale.
Alors, le projet pourrait être de réaliser un documentaire sur la famille Troisgros, mais le spectateur ne voit jamais ni la mère, ni la fille qui s’occupent toutes deux des problématiques administratives et comptables du restaurant et de l’hôtel. Ces enjeux irriguent normalement le cinéma de Wiseman qui a su les rendre cinégéniques. Peut-être n’avait-il pas l’autorisation de les filmer, mais c’est tout un pan important de la vie de l’établissement qui est dissimulé. De la même manière, jamais ne sont filmés les employés de ménage ou les plongeurs. Seuls les cuisiniers, parfois les serveurs, le sont. Au lieu de ça, Wiseman préfère se balader dans la campagne roannaise avec le chef pour visiter un vignoble, un élevage bovin ou ovin, un affineur de fromage ou un maraîcher. Probablement fasciné, il délaisse la mise en scène et filme sans inspiration ces agriculteurs qui expliquent leurs manières de concevoir leur métier et leur travail en général. Ces exposés pédagogiques ne sont pas inintéressants en soi, ils sont toujours filmés dans la durée et on y apprend des choses, mais peinent à pleinement emporter l’adhésion.
Au final, Wiseman n’est jamais aussi intéressant que dans ce restaurant et notamment dans cette cuisine où il capture les interrogations, les doutes, les expérimentations et les tâtonnements culinaires. Où il s’attache à retranscrire les dialogues entre le chef et ses cuisiniers pour élaborer une nouvelle recette, rehausser un plat ou épaissir une sauce. En un sens, trouver l’équilibre, au risque de tomber. Enfin, dans la salle à manger, le spectateur distingue la sociologie très précise des clients fortunés et souvent étrangers qui s’empressent de prendre une photo une fois le plat disposé devant eux. Et si on ne les voit jamais manger, on les voit échanger avec le chef. Celui-ci, très bon acteur, délivre un numéro rodé et charpenté par une bonhomie paternaliste ; les clients se sentiraient presque comme à la maison, et en effet la plupart sont des habitués. Le chef se dévoile et le spectateur en apprend un peu plus sur le fonctionnement de l’établissement et ses inspirations. Hardi de se retrouver avec sa classe sociale, il en vient même à dire que le restaurant n’est pas luxueux. À l’image des plats qu’il ne cesse de sortir des cuisines, on croit rêver.
Menus plaisirs – Les Troisgros de Frederick Wiseman, 4h – Au cinéma le 20 décembre 2023