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[RETOUR SUR..] Welfare – Recentrer les marginaux

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Par Pierre

A l’initiative du prolifique réalisateur Frederick Wiseman, et dans le cadre d’une prochaine rétrospective en son honneur au Centre Pompidou (fin 2024 nous dit-on), a lieu en ce moment la restauration de l’ensemble de son œuvre. C’est-à-dire environ cinquante films documentaires qui sondent les institutions américaines et le lien plus ou moins distendu qu’elles entretiennent avec sa société civile. Pêle-mêle, Wiseman s’est immiscé dans un hôpital pour aliénés criminel (Titicut Follies, 1967), au sein d’un commissariat de police (Law and Order, 1969) ou dans un hôpital (Near Death, 1989). Récemment, c’était la mairie de Boston qui était à l’honneur dans le très remarqué City Hall, 2020. Cette œuvre profuse cherche à cartographier chaque aspect de la vie des Américains, chaque endroit où il y a rencontre et friction entre l’Etat et ses citoyens. 

En attendant de pouvoir découvrir ou redécouvrir ses films, Météore, le distributeur français, profite de l’adaptation théâtrale de Welfare au festival d’Avignon (mise en scène par Julie Deliquet) pour le sortir, pour la première fois en France, au cinéma. Welfare a été tourné en 1973 et a pu sortir dans les salles étatsuniennes en 1975. Le film, tourné en noir en blanc et d’une durée de presque trois heures, s’attache à documenter le système de sécurité sociale aux Etats-Unis. Mais, il ne s’agit pas d’un tract pamphlétaire qui dénoncerait les vicissitudes de l’institution au niveau national. Wiseman préfère au contraire s’introduire au sein d’un centre social new-yorkais pour enquêter de manière beaucoup plus prosaïque. Il s’agit pour lui d’observer les problèmes, la parole mais surtout les corps qui trainent dans ses longs couloirs, qui attendent, statiques, durant des heures. 

Des corps mutilés, amputés, cabossés, malades, transis par le froid et la faim qui désespèrent d’un rendez-vous et d’une résolution qui n’adviennent pas. Le film s’inscrit pleinement dans son époque et saisit dans le brouhaha multilingue de la salle d’attente les plaintes d’un ancien militaire de la seconde guerre mondiale ou les déclamations d’un raciste blanc à l’encontre d’un policier noir. Prenons cette scène par exemple. Le raciste surplombe son interlocuteur noir derrière une barrière à hauteur de bassin. Ils parlent l’un l’autre, restent calmes malgré la violence de ce que le blanc raconte (« On devrait tuer tous les noirs ») mais surtout ils se regardent à peine. Ils ne sont pas face à face mais de quinconce. Image parlante d’une société divisée en deux. Ils ne se regardent mais vivent pourtant à côté. Ici, comme ailleurs, le film dispose une toile de fond qui nous rappelle la culpabilité d’un Etat et d’une société sourds aux revendications politiques et sociales de ces minorités ethniques (latines, amérindiennes et afro-américaines) et/ou économiques. 

© Météores Films

Le dispositif de Wiseman consiste à donner de l’importance à ces marginaux en les filmant. Ce geste leur permet de retrouver l’humanité et la singularité qu’ils ont perdues. D’habitude ces gens ne sont que des statistiques aux yeux des gouvernants : X vétérans ou X malades. Ils sont souvent des numéros pour les agents qui commencent tout juste à utiliser des ordinateurs. 

A l’image de la première scène du film où une fonctionnaire est chargée de prendre en photo le portrait de contribuables, Wiseman imprime sur la pellicule ces visages dont il fait lui aussi le portrait. D’abord, par l’utilisation quasi-constante de gros plans. On distingue de cette foule, que les gouvernements voudraient informe, des regards par lesquels passent le désespoir, la tristesse, la colère puis la résignation. Ensuite, par l’étirement des situations qui rendent comptent à la fois du temps réel comme du temps depuis lequel leur dossier a été instruit (plusieurs mois). Cet étirement permet d’une part de déployer la parole : libre à nous de saisir les informations dans ces parcours de vie tumultueux. D’autre part cela permet aux personnes filmées de s’habituer à la caméra puis de totalement l’oublier. 

Ces ingrédients, nous les retrouvons exemplairement lors de cette longue scène où une femme afro-américaine geint pendant plusieurs minutes sur sa situation. Petit à petit, à mesure qu’elle comprend qu’elle ne comprend rien d’autre que l’impossibilité pour elle de repartir avec les quelques dollars auxquels elle a droit, ses yeux s’humidifient et elle se tord sur sa chaise, gagnée par le malaise. Pourtant, elle n’en finit pas de ressasser sa situation et d’énumérer ses problèmes. Malgré l’aide d’une inconnue, rien n’y fait, elle subit à ce moment là la rigidité de l’administration personnifiée par un agent désolé. 

© Météores Films

Le dernier tiers du film s’intéresse d’ailleurs beaucoup plus aux agents du centre. A la marge jusque-là, ils sont eux aussi intégrer pleinement au dispositif. On les suit en train de vadrouiller de bureau en bureau. Ils interrogent leurs collègues et leurs supérieurs. Ils téléphonent à d’autres organismes sociaux pour recouper les dossiers. On ne peut pas dire qu’ils ne se démènent pas. Ils expliquent et réexpliquent : « Nous ne nous occupons pas de ça », « Veuillez vous présenter à telle adresse », « Veuillez nous ramener une autre lettre attestant de … ». Finalement, eux aussi abdiquent : « Nous n’y pouvons rien, nous ne pouvons pas vous aider, c’est la loi. » Voilà, c’est la loi. « Que puis-je y faire si vous ne pouvez pas payer votre loyer, si vous ne pouvez pas vous nourrir ? » se défendent-ils. C’est vrai, ils ne peuvent rien y faire. Alors, ils sont pris à partie lors de cette scène finale où une mère et sa fille commencent à lever la voix et à invectiver la cheffe de service. Elles l’entourent, remplissent le cadre. Nous ressentons l’étouffement et tentons de trouver une ligne de fuite. Wiseman ne nous en offre pas. Cette bruyante salle d’attente, dépourvue de fenêtres et baignée dans une lumière blafarde, dans laquelle nous sommes depuis 3 heures nous donne soudain la nausée. 

Wiseman signe un grand film qui, en partant du particulier, touche à l’universel. Ces services, où les marginaux viennent demander de l’aide, souffrent d’une rigidité et d’une inertie insupportables qui achèvent souvent de marginaliser ces asociaux en les décourageant. En effet, sans cette aide minime, ils ne peuvent se soigner ou trouver un endroit où dormir. Malgré la bonne volonté des individus, les travailleurs sociaux comme les patients se retrouvent brisés par un système malade. C’est tout cela que documente Wiseman dans un geste d’une beauté confondante. 

Welfare de Frederick Wiseman, 2h47 – Au cinéma le 5 juillet 2023.

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