Présent il y a presque 30 ans pour L’Odeur de la Papaye Verte, pour lequel il a remporté la Caméra d’or à Un Certain Regard, Tran Anh Hung revient cette fois en compétition à Cannes avec La Passion de Dodin Bouffant, un drame romantico-culinaire sur deux cuisiniers hors pairs en France au 19ème siècle.
La délicatesse du réalisateur d’À la verticale de l’été se déploie dans ce ballet gastronomique, s’ouvrant sur une longue scène de préparation de plats, presque sans dialogues, que l’on observe avec admiration et dont les gros plans langoureux font saliver toutes nos papilles. Le travail sonore est également très important ici pour éveiller nos sens et nous immerger dans la fabrication de ces mets. Le cinéaste use de nombreux plans au steadicam superbement chorégraphiés, donnant l’impression d’une valse à travers la cuisine en passant près de chaque personnage pour y observer les différentes étapes de leur recette.
Si l’ouverture du film pouvait laisser penser que l’on soit face à une expérience cinématographique plus sensorielle que narrative, destinée à stimuler notre appétit, on se rend assez vite compte que derrière ces sublimes séquences culinaires se cache un autre enjeu. En effet, Dodin entretient une relation amoureuse (ou charnelle tout du moins) avec Eugénie, la talentueuse cuisinière qui l’assiste depuis vingt ans, et qu’il tente désespérément d’épouser. Une passion sentimentale complexe entre affection profonde et complicité professionnelle. Benoît Magimel et Juliette Binoche, tous deux extraordinairement bons dans leurs rôles respectifs, affichent une alchimie évidente, pour la première fois réunis à l’écran depuis la naissance de leur fille et leur séparation il y a vingt ans.
L’écriture des dialogues est tout aussi savoureuse que les nombreux plats du film, mais c’est bel et bien la mise en scène, récompensée à Cannes, qui élève le récit. Le réalisateur franco-vietnamien Tran Anh Hung avait déjà montré l’étendue de son talent dans À la verticale de l’été ainsi que dans L’Odeur de la papaye verte (dans lequel il filmait d’appétissants plats locaux), mais ici, dans ce cadre idyllique de fin de 19ème siècle, il compose des cadres majestueux, convoquant à la fois les peintures de Renoir et le film Un Dimanche à la Campagne de Bertrand Tavernier.
Il alterne entre des cadres très composés et une caméra flottante dans des plans-séquences conférant au film une atmosphère de ballet gastronomique et amoureux. La beauté sidérante des plans, dont certains baignent dans une lumière d’été divine, ne fait que sublimer cette histoire d’amour ravageuse, dont on se délecte avec autant d’appétit que suscite la vision de ce carré de veau parfaitement cuit. Une mise en scène somptueuse et très inspirée, à l’image de ce plan final aussi complexe que terrassant.
Benoît Magimel et Juliette Binoche sont exceptionnels, faisant transpirer à l’écran la passion culinaire et amoureuse qui unit Dodin et Eugénie, le véritable cœur du film derrière ces impressionnantes recettes, supervisées sur le tournage par Pierre Gagnaire. Comme le dit Dodin : « la découverte d’un nouveau met fait du bien à l’humanité beaucoup plus que la découverte d’une nouvelle étoile. » C’est un peu le sentiment que l’on peut avoir en découvrant ce film merveilleux, très justement récompensé du Prix de la mise en scène à Cannes, bien qu’il aurait pu figurer encore plus haut au palmarès.
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung, 2h14, avec Juliette Binoche, Benoît Magimel, Emmanuel Salinger – Au cinéma le 8 novembre 2023