[ANALYSE] Grave – Le monstre en moi

Récompensée de la dernière palme d’or pour son deuxième long-métrage, Titane, Julia Ducourneau frappait déjà fort en 2017 avec son premier film, Grave. Justine (Garance Marillier), une élève surdouée, commence sa première année d’études vétérinaires et se retrouve confrontée à des bizutages qui vont lui faire découvrir, malgré elle, le goût du sang.

Julia Ducourneau révéla lors de plusieurs interviews que l’un des points de départ de la conception de Grave fut l’observation des trois tabous de l’humanité listés par Freud, à savoir le meurtre, l’inceste et le cannibalisme. La réalisatrice constata que ce dernier était bien moins installé dans la fiction que les deux autres. En partant de cette observation, la cinéaste va s’approprier son sujet du cannibalisme et livrer un film dont l’approche inédite constitue une grande partie de sa réussite. Contrairement à des films de série B, cette “promesse” du cannibalisme est prise très au sérieux tout au long du récit et n’a pas pour objectif d’aligner des séquences sanguinolentes, mais bel et bien de présenter une évolution de personnage singulière et crédible dans son développement. Ce projet de suivre un personnage principal cannibale qui suscite autant l’empathie qu’il peut provoquer l’horreur est très ambitieux et constitue le tour de force majeur du film.

Grave repose en effet beaucoup sur son personnage principal. Justine est de toutes les scènes, presque de tous les plans et c’est cette omniprésence qui permet d’assister à l’évolution, la progression de ce personnage montrée sous toutes ses coutures et qui traverse son lot de situations pour le moins extrêmes tout au long du film. Le postulat de traiter le cannibalisme comme étant humain donne au film une dimension prodigieuse. Dans Grave, la question n’est pas d’éloigner la monstruosité de l’humain, mais plutôt de rapprocher ces deux ensembles et de les étudier de concert. Les scènes de cannibalisme ont l’intelligence d’être filmées dans un cadre réel, elles ne succombent pas dans l’effet de style et ne sont pas en décalage avec le concret du film et du personnage.

Une autre singularité de Grave est de ne pas traiter le cannibalisme par le biais du genre de l’horreur, ou du moins pas uniquement. Le film repose sur plusieurs registres et Julia Ducourneau considère elle-même son film comme un mélange de drame, de comédie et de body horror. Cette diversité dans l’approche de son sujet participe à rendre le film particulièrement mémorable et unique. Le film revêt une dimension mythologique en dépeignant le destin croisé de deux sœurs : quand l’une parvient à s’échapper du mal, l’autre y succombe. Il a également le sens du tragique avec la famille du protagoniste qui se retrouve au centre du récit et qui donne l’explication du mal qui ronge le personnage principal dans la dernière scène du film. Une atmosphère de malaise, de pesanteur se dégage de cette famille et quelques indices sont éparpillés dans le récit pour amorcer le retournement final. Les quatre membres de la famille ne sont présents ensembles à l’écran que dans une seule scène à l’hôpital, une scène de conflit qui les voit rapidement se séparer. Cette atmosphère de tension lancinante transmet bien le sentiment qu’un mal profond est enfoui dans cette famille et qu’il peut ressurgir à tout moment. Pour ce qui est de la comédie, le film est souvent drôle et le personnage d’Adrien (Rabah Nait Oufella) dégage beaucoup de sympathie avec les quelques touches d’humour qu’il apporte au récit. C’est avec sa capacité à savoir jouer sur plusieurs registres que Grave est particulièrement marquant et cela se fait notamment ressentir dans les scènes plus horrifiques

Une scène d’épilation au cœur du film illustre cela en ce qu’elle commence sur un ton plutôt léger pour ensuite tomber dans la violence avec Justine qui goute la chair humaine pour la première fois. La bascule entre le quotidien et le monstrueux est en partie permise par le second degré de la scène qui dépeint une situation pour le moins insolite avec la sœur de Justine, Alexia (Ella Rumpf), qui se retrouve avec un doigt coupé. Ce décalage, sans être maladroit et sans prendre le pas sur le concret et le réel du film, permet la bascule vers la scène d’horreur. Cette scène bouscule une nouvelle fois les codes du genre, car l’horreur ne repose ici pas tant sur ce que l’on voit à l’écran, mais plutôt sur la vision du personnage de Justine qui succombe à sa pulsion. L’horreur est alors plus psychologique que visuelle.

Les deux premiers films de Julia Ducourneau ont chacun eu à leurs sorties la réputation d’être particulièrement graphiques dans leurs scènes horrifiques, difficile à regarder pour certains. Si les deux films comportent quelques moments visuellement intenses, ils sont loin d’être des bains de sang et ne sombrent jamais dans la gratuité, chaque scène a sa place au sein du récit. Ces réactions quelque peu démesurées montrent que ces deux films parviennent à atteindre leurs audiences et ne témoignent pas tant de ce qui est montré visuellement à l’écran, mais bien plus de la force et de l’ampleur du récit des deux œuvres qui montrent leurs personnages dans des situations extrêmes, dans des confins rarement explorés de l’humanité.

Grave est également pourvu d’une grande force visuelle rendue possible par sa construction en successions de scènes du quotidien d’une année scolaire avec des scènes de cours, de pratique avec les animaux, de soirée ainsi que les scènes de bizutage et d’horreur. Cette construction permet d’enchaîner les décors mémorables, parfaitement mis en valeur par le cadre et la lumière de Ruben Impens, créant de nombreux plans et séquences marquantes comme la première scène de soirée où Justine retrouve sa sœur, filmée en plan-séquence. Le travail sur le son est aussi capital, notamment dans les scènes de démangeaisons de Justine et parvient parfaitement à capter la corporalité du personnage, transmettre ses sensations et douleurs. Le rapport au corps est fondamental dans l’œuvre de Ducourneau et était déjà présent dans Junior, son premier court-métrage au ton beaucoup plus léger, déjà avec Garance Marillier. Dans Junior, on suit une transition dans la vie d’une adolescente à travers sa métamorphose : le personnage principal, également appelé Justine, se met à sécréter un liquide visqueux et se découvre des écailles sous la peau. Grave est aussi un film sur une métamorphose et comme Junior, il joue sur les codes du “coming of age story”, le passage de l’enfance à l’âge adulte pour Justine. Cette évolution se fait aussi dans Grave par la métamorphose, l’étude du corps de Justine, que l’on voit évoluer visuellement au long du film. Son corps est filmé de très près, ce qui nous rapproche d’elle et l’on peut alors assister à toutes les étapes, transformations qu’elle traverse dans des scènes de démangeaisons, de sexe et de cannibalisme. Le genre du “coming of age story”, couplé à un contexte de bizutage, permet d’apporter de la profondeur aux choix et à la progression du protagoniste. C’est dans cet environnement, dans lequel Justine semble passive dans un premier temps, où on lui donne des ordres, qu’elle parvient à faire ses propres choix et s’affirme au long du film pour réussir à échapper à ses travers les plus sombres. Justine en ressort alors éprouvée, mais d’autant plus grandie par ce qu’elle vient de traverser.

Également présent dans Titane, on retrouve dans Grave le sujet du déterminisme avec le personnage de Justine qui pendant une partie du film n’est pas maîtresse de ses choix, non seulement avec le contexte du bizutage, mais surtout en raison de sa pulsion cannibale, qui ne lui est pas propre comme on l’apprend dans la scène finale. Justine fait face au mal qu’elle a en elle et parvient à s’en libérer et réussit à prendre le contrôle sur son corps et sa vie.

Avec Grave, Julia Ducourneau s’empare avec talent de son sujet du cannibalisme, traité ici avec le plus grand sérieux et soin. Le scénario, très bien construit, joint astucieusement le cannibalisme au genre du “coming of age story” et au contexte du bizutage pour délivrer un film à la grande richesse visuelle, mais également un récit de très grande ampleur qui confronte son personnage à ses démons et le plonge dans les confins les plus noirs et sombres de l’être humain. Grave est un très beau geste d’une sensibilité remarquable, une approche singulière, marquée et déjà très identifiable.

À sa sortie, Grave marquait un certain renouveau du cinéma de genre en France et cette vague a depuis beaucoup progressé, si bien qu’à la sortie de Titane, des propositions originales de cinéma de genre foisonnent en France, de La Nuée à Teddy, de The Deep House à Méandre. Lors d’une interview, Julia Ducourneau a déclaré qu’elle ne souhaitait pas que ce renouveau soit mis à l’écart au sein du cinéma français, mais plutôt qu’il s’inscrive dans la tendance globale du cinéma de son époque. Le succès de Grave et le récent couronnement de Julia Ducourneau pour Titane laissent espérer de beaux jours à ce souhait.

Grave de Julia Ducourneau, 1h38, avec Garance Marillier, Ella Rumpf, Rabah Naït Oufella – Au cinéma le 15 mars 2017

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