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[RETOUR SUR..] Elephant Man – L’oublié de Lynch

Elephant Man constitue une singularité dans la filmographie du réalisateur émérite David Lynch. Conçu bien avant son avènement en tant que maître cinéaste du vingtième siècle, préalablement à Twin Peaks et même avant le fiasco de Dune, ce drame biographique dépeint une trame directe et sérieuse, un terrain rarement foulé par Lynch. Il s’écarte également des attentes que susciterait une collaboration entre Lynch et le producteur exécutif Mel Brooks, s’imposant comme une œuvre créée juste après le triomphe de son premier film, Eraserhead. Bien que l’on y perçoive des éléments de surréalisme, ils ne dominent point l’ensemble. Le long-métrage s’érige néanmoins en l’une des réalisations les plus remarquables de Lynch, dans son exploration des abîmes les plus sombres de l’âme humaine, équilibrée par une sensibilité quasi inattendue.

Le film retrace, avec une légère touche romancée, la vie de Joseph Merrick (nommé ici John Merrick, magnifiquement interprété par l’éminent John Hurt), homme cruellement déformé, exhibé dans les cirques de l’Angleterre victorienne. Malmené de façon abjecte par son impresario, Merrick croise le chemin de l’anatomiste Frederick Treves (incarné par Anthony Hopkins) et se trouve présenté à la haute société médicale aristocratique de Londres. Lorsque Treves tente d’instruire Merrick, le croyant simple d’esprit, il découvre que ce dernier est parfaitement intelligent et capable de communiquer, ouvrant ainsi les portes de la haute société anglaise et conduisant à sa rencontre avec la bienveillante actrice de théâtre Madge Kendal (jouée par Anne Bancroft). Alors que Merrick commence à s’intégrer à sa nouvelle identité publique, Treves et le personnel de l’hôpital de Londres commencent à craindre que, en l’exposant au public, ils ne soient pas si différents des propriétaires de cirques qui l’avaient exploité. Elephant Man n’apporte peut-être pas le remède tant attendu contre les préjugés envers les personnes handicapées, comme le laissaient entendre certaines critiques de l’époque. Cependant, il aborde ce thème avec une sensibilité remarquable pour son temps, offrant une perspective moralisatrice, mais nuancée, sur les racines de la haine liée à la peur, tout en commentant de manière impartiale l’aspect condescendant de la sensibilisation teintée d’auto-satisfaction. L’histoire de Merrick sert également de point de départ à une réflexion plus vaste sur l’origine des préjugés, nourris par la méfiance de l’inconnu, ainsi que sur le rôle efficace, bien que non entièrement satisfaisant, de la pression hiérarchique dans la transformation sociale. De nombreux membres des classes supérieures du film n’acceptent que timidement Merrick, sous la contrainte de ceux qui occupent une position sociale supérieure. Merrick est rarement traité en tant qu’être humain, même par ceux qui prétendent l’inclure dans leur société, à l’exception de ceux qui prennent le temps de l’écouter.

Ces thèmes sont portés avec assurance par la production cinématographique, dénotant la confiance intrinsèque du réalisateur. Le visage de Merrick demeure dissimulé durant une grande partie du premier acte du film, sa présentation effrayante et distante étant filmée par des regards furtifs de la caméra, évitant tout contact visuel, évoquant ainsi le traitement réservé aux méchants dans les films d’horreur. Ce n’est qu’au fil de la progression de la communication entre Treves et Merrick que la mise en scène évolue, accordant à Merrick un traitement cinématographique équivalent à celui des autres personnages. Parallèlement, les rares incursions de Lynch dans le surréalisme prennent la forme de séquences de rêve et de montages, souvent centrées sur la mort de la mère de Merrick, filmées du point de vue de ce dernier, suscitant ainsi l’empathie du public. Cette approche, entre les mains d’autres réalisateurs, pourrait paraître lourde et déplacée, mais Lynch la manie avec une habileté qui dépasse le cadre d’un réalisateur novice. Bien sûr, cette approche bienveillante est grandement renforcée par la performance, unanimement saluée à l’époque et aujourd’hui encore, de John Hurt, considérée comme l’une de ses meilleures. Sous d’épaisses et laborieuses couches de prothèses, nécessitant des heures d’application et de retrait quotidiennes, Hurt est limité à utiliser ses yeux et sa bouche pour exprimer toute la gamme des émotions requises pour incarner le protagoniste du film. Il réussit avec brio à donner vie à un Merrick multidimensionnel, sans lequel la caractérisation bienveillante du film perdrait de sa superbe. Le choix de confier ce rôle à Hurt souligne également une décision qui, aujourd’hui, serait indubitablement différente : l’utilisation de prothèses, dans ce cas précis, pourrait être remplacée par le recrutement d’acteurs handicapés, bien que Hurt excelle indéniablement. Cette décision cinématographique ancre le film dans son époque.

Cependant, il est indéniable que le film traite le sujet avec respect et dignité inhérente à l’histoire de Merrick. Elephant Man n’est en aucun cas une caricature, ni excessivement condescendant envers Merrick lui-même. Il dirige plutôt ses critiques morales envers les personnages du public les plus méritants, que ce soient les masses victoriennes dépeintes dans le film ou les cinéphiles contemporains, qui se réunissent pour s’émerveiller. De plus, il met en lumière la maîtrise du surréalisme par Lynch, non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen d’atteindre ses objectifs thématiques. Malgré son apparition précoce dans la carrière du réalisateur et sa place relativement modeste dans la liste de ses triomphes cinématographiques à long terme, Elephant Man témoigne de l’efficacité et de l’adaptabilité de Lynch, expliquant ainsi pourquoi il mérite le respect que l’industrie lui a accordé.

Elephant Man de David Lynch, 2h05, avec Anthony Hopkins, John Hurt, Anne Bancroft – Ressorti au cinéma le 22 juin 2020