Si vous n’avez pas vu la série, on vous conseille de revenir découvrir cet article plus tard. Attention spoilers.
De quoi parle Twin Peaks ? Il peut sembler facile de répondre à cette question : le meurtre de Laura Palmer, l’enquête de l’agent du F.B.I Dale Cooper et son acolyte local Harry Truman, la dimension maléfique du Black Lodge, puis les vies des divers personnages de la communauté, continuant tant bien que mal de poursuivre leurs activités. Pourtant, les deux premières saisons du show télévisé ne cessent de cultiver un même mystère. Qui est Laura Palmer ? David Lynch y répond dans ce film, illustrant les sept derniers jours de la vie de la jeune fille incarnée par l’excellente mais oubliée Sheryl Lee. Twin Peaks : Fire Walk with Me est un film passionnant, parce que, justement frustrant pour qui a su adorer le show lancé en 1990. Il s’agit en réalité, au-delà de la mise en image de la fin de vie de Laura Palmer, d’une œuvre sur le trauma d’une Amérique inconsciente de ce qu’elle est : un paradis du vice, cultivant l’apparence. C’est l’inconscient collectif américain remis en cause, c’est l’emprise du Mal sur la jeune et innocente Laura Palmer, que personne n’essaye plus d’aider.
Des rêves et de l’apparence d’une bourgade aperçue dans le show télévisé original, ne reste plus que la terreur. Fire Walk with Me déconstruit le mythe de Twin Peaks pour le réinventer et en dévoiler la substantifique moelle, le mystère consistant en la perception du Mal dans les recoins de la communauté américaine. Les personnages illustres du Black Lodge (loge noire, dimension parallèle de l’univers de la série, opposée à celle de la pureté, the White Lodge) en sont les représentants, ceux de Twin Peaks les victimes. L’œuvre de Lynch est un récit cauchemardesque, détruisant pas à pas les rêveries de la série et autres amicalités. Il s’agit de confronter ce qui a pu être entendu ou compris du show avec ce qu’il s’est vraiment passé. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le film débute sur un écran brouillé, dévoilé ensuite comme celui d’un poste de télévision, que l’on transperce à la hache. Nous pensions avoir saisi le mystère de l’enquête autour de Laura Palmer, il n’en est rien, il est temps de le redécouvrir par le cinéma.
Fini l’humour et autres territoires familiers de Twin Peaks, il s’agit désormais de se plonger dans le sordide. Du meurtre de Teresa Banks à celui de Laura Palmer, il n’y a de différence que l’endroit. L’introduction du film semble familière, comme pour le pilote de la série, les agents Desmond et Stanley du F.B.I sont terrifiés par le meurtre de Teresa Banks et ne sont pas très familiers avec les agents locaux. L’humour est présent, le duo de policier attachant également, mais le silence des environnements n’est plus. A l’inverse, Dale Cooper ne semble plus aussi serein ni sympathique, à l’occasion d’une inquiétante scène avec l’ancien agent Philip Jeffries incarné par David Bowie, il ne parvient pas à résoudre le mystère de l’hallucination. La sublime bande originale d’Angelo Badalamenti n’est plus apaisante comme elle pouvait l’être dans la série télévisée, à la manière d’un soap-opera, elle est désormais soit étouffante, soit pesante ou sombrement triste. Le générique de la série télévisée pourra désormais être perçu comme le calme avant la tempête. Derrière la magnifique mélodie de Badalamenti, se glisseront les notes de Fire Walk with Me. Du White Lodge en apparence, le Black Lodge refera surface, le spectateur peut désormais en faire l’expérience. Telle est la marque d’un génie en la personne de David Lynch, brisant les codes de sa propre œuvre pour en saisir tout son mystère, confrontrant au regard du spectateur le tranquille du sordide. Le bien du mal, la neige du feu, l’ange du diable.
Le film de Lynch épouse le sujet central de la série, la rencontre du bien et du mal. Cela est d’autant plus pertinent que le final de la deuxième saison se terminait sur un Dale Cooper désormais lui aussi, pris au piège au sein du Black Lodge. Au fond, ce n’est pas tant la question de savoir si le bien est présent en nous, mais plutôt celle de déterminer si le mal prend le dessus sur le reste. La réponse est affirmative, évidemment. Le personnage de Laura Palmer est tragique et paradoxal, cette jeune lycéenne au paraître calme et studieux est nourrie d’obsessions. Droguée, vendant son corps aux autres, elle ne contrôle plus ce qu’elle ressent. Un personnage qui souffre en fait, de ses pulsions ressenties et révélées en plein jour.
Killer BOB (esprit de la loge noire) laisse transparaitre le pire de l’Américain, ressortissant les obsessions et fantasmes inavoués, allant jusqu’à l’inceste familial d’un père possédé, violant sa fille tous les soirs. Laura est terrifiée, elle ne sait plus à qui se confier. Elle hurle avec douleur « Fire, walk with me ». La présence des personnages du Black Lodge dans la réalité est glaçante également, BOB semblant rentrer dans le domaine familial des Palmer d’une simplicité flagrante, parce que possédant Leland Palmer. Des deux corps fatigués de Ronette Pulaski et Laura Palmer, la caméra se tourne vers la grand-mère et le jeune Tremond masqué, au coin de la rue.
Il est possible de comprendre la couleur verte de l’anneau comme la fusion du bien et du mal. La rose bleue de la jeune femme apparaissant devant Desmond et Stanley représente la manifestation de l’étranger, ce qui ne semble pas normal, pourtant connu. Donc ce qui inconsciemment, peut-être compris et perçu de tous. Le bleu de l’orage, du générique brouillé et la veste de BOB, la clé est là : déceler l’imperceptible, qu’il soit nourri de bien ou de mal. C’est la réalité confrontée à l’innocence du jaune, l’anneau vert est la symbiose des deux ; au combien important pour les membres de la loge noire puisque symbole d’appartenance à leur secte : soit le moyen de saisir la peur d’une jeune personne, de se glisser dans la peau du bien à la manière d’un faux Dale Cooper transformé en fin de deuxième saison, pour la faire disparaitre.
La scène de discussion dans la voiture entre Laura Palmer et son père est saisissante. Ce n’est plus Laura qui est la victime de BOB mais Leland, réalisant ce qu’il a fait à Teresa Banks. Il ne parvient plus à contrôler ses émotions, le feu le consume de l’intérieur. Laura est terrifiée, son père est sans maitrise. Laura est un oiseau prisonnier de sa cage tel celui de Jacques Renault. Là est le paradoxe, si Laura disparait tragiquement, les autres habitants de Twin Peaks continueront eux, de vivre sans maîtrise de leurs pulsions et pouvant céder à tout moment aux êtres maléfiques. N’est-ce pas pire, finalement ? Disparition en fondu, elle finira à son tour dans la loge noire en compagnie de Dale Cooper. Pire, le film se termine de manière presque romantique, Laura semblant être au Paradis Maléfique. L’ange sur la peinture a disparu, les deux mondes cohabitent ensemble mais l’un prévaut sur l’autre.
Le Mal dépasse les barrières du temps. Dale Cooper a toujours été prisonnier de la loge noire malgré sa bonté divine, il est désormais le dernier ange qui puisse veiller dans les ténèbres sur Laura Palmer. Du rideau rouge, au pétroglyphe sur le sol de la loge noire, le continu affronte le discontinu. Le bien rencontre le mal. Après tout, Bobby Briggs le disait déjà dans la première saison à l’enterrement de Laura Palmer, tout le monde savait ce qu’elle vivait. Mais personne n’a rien fait, le monde continuait de cultiver son apparence. Laura Palmer est traumatisée par l’inattention et la complaisance de cette communauté dans la violence sexuelle, physique et psychologique.
La scène de la Pink Room est terrifiante, puisqu’habitée par des prédateurs sexuels, les filles n’étant plus que réduits à des objets. Il s’agit d’une scène esthétiquement splendide, essentielle. Laura souhaite protéger Donna, véritable innocente, semblant céder aux avances sexuelles… ne pas la voir subir ce qu’elle subit au quotidien. Dans la dernière partie du film, Laura rencontre à nouveau James et s’inquiète que BOB s’attaque à lui ensuite… Donna, Laura et James sont les enfants modèles du American way of life, premiers sujets susceptibles d’être influencés (Cf. la relation platonique entre Donna et Harold / James et Evelyn Marsh dans la deuxième saison, conduisant les personnages à l’acte criminel, comme Laura et Bobby Briggs pour la drogue).
Lorsque la femme du bar chante « Questions in a world of blue » devant Laura, tout est dit. C’est comme si elle venait d’entendre ce qu’elle ressent, laissée à l’abandon par un monde continuant de vivre tranquillement. Toute sa sensibilité est retranscrite, l’amour qu’elle ne peut plus exprimer sainement. Regard caméra, Laura Palmer nous regarde et appelle à l’aide. L’artiste lui répond par le chant. A la manière d’un Blue Velvet, David Lynch navigue entre les genres et utilise à nouveau le chant comme moyen d’expression. Si elle ne peut plus chanter mais crier, il ne faut pas perdre espoir. Il y aura toujours quelqu’un de compréhensif, Dale Cooper comme cette femme au milieu du bar.
Entre l’horreur et le tragique, le prequel au somptueux show télévisé brille par sa qualité scénaristique et esthétique, dévoilant ce que l’on savait déjà dans les faits sur l’affaire Palmer sous une perspective radicalement différente. Nous avions vu les rêves et la sympathie de la communauté de Twin Peaks, nous en voyons maintenant l’horreur et les secrets. Comme souvent dans le cinéma de Lynch, il n’y a qu’un passage infime pour passer d’un monde à un autre. Le cinéaste dévoile implicitement qu’il n’est pas pour autant impossible de rester bienveillant, même dans la loge noire. Habité par ses acteurs et magnifiquement mis en scène, Fire Walk with Me est bouleversant.
Twin Peaks: Fire Walk with Me est disponible en DVD/Blu-ray et VOD.
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