Sous le ciel de Paris, voilé de brumes, une silhouette marche. Elle vacille entre les ombres, guidée par une soif d’absolu qui la brûle de l’intérieur. C’est 1952, et Niki Mathews est femme, mère, mannequin ; elle se déplace avec l’élégance apprise, mais chaque pas la rapproche d’un abîme où se mêlent la douleur et l’envie de renaître. Dans ce silence glacé, Céline Sallette ouvre Niki, son premier film en tant que réalisatrice, et choisit de capturer ce moment où l’âme de Niki de Saint Phalle s’éveille et s’enflamme. Mais, étrange paradoxe, ce biopic sur une femme indomptable s’enferme dans des cadres trop sages, trop scolaires, comme si le cinéma lui-même n’osait pas se laisser atteindre par la folie lumineuse de son sujet.

Privée du droit de montrer les œuvres de Niki, la réalisatrice prend pourtant une direction logique : aller chercher l’essence de l’artiste dans son parcours intérieur, révéler la force brute qui couvait sous les traits d’une femme tourmentée. Mais plutôt que de s’abandonner à cette étreinte sauvage, Niki avance prudemment, traversant les années de l’artiste avec des pas bien ordonnés, comme un pèlerinage mesuré là où l’on aurait espéré un carnaval, un déferlement d’émotions. Le long-métrage devient une fresque sage, presque trop soignée, peinant à se libérer des conventions du biopic traditionnel. La réalisatrice suit la chronologie comme une ligne droite, effleurant la surface des eaux sans jamais plonger dans les profondeurs troubles où Niki transformait son chaos en art.
La rencontre de l’artiste avec l’abîme est pourtant racontée. Cette dépression insidieuse qui la frappe et la pousse vers l’asile psychiatrique aurait dû être un moment d’éclat dramatique, le foyer de sa transformation. Mais le film, là encore, retient son souffle, et la douleur qui aurait pu exploser à l’écran reste en suspension, comme figée dans le cadre. Dans les murs de l’asile, on devine les ombres et les éclats de l’âme blessée de Niki, mais elles ne sont jamais palpables ; ce sont des murmures là où il aurait fallu des cris. Charlotte Le Bon, malgré sa sincérité et la délicatesse de son jeu, se trouve freinée dans cet espace trop contenu, là où l’éclat et la furie de Niki appelaient un tumulte sensoriel.
La mise en scène, ponctuée de split screens et de flashbacks en sépia, semble multiplier les cadres comme autant de cages. Les scènes, isolées les unes des autres, ressemblent à des fragments bien rangés, séparés, comme si le récit évitait de se laisser emporter par le tourbillon de cette vie. Plutôt qu’un voyage au cœur d’une femme en métamorphose, Niki semble illustrer des faits sans y puiser la substance essentielle, et chaque scène glisse dans l’éphémère. La rencontre avec l’avant-garde, qui aurait dû être un déluge de couleurs, de sensations, n’offre qu’une lueur vacillante, à peine une braise. La relation avec Jean Tinguely, ce créateur destructeur qui fut pour Niki un amant et un allié de révolution artistique, n’est qu’une esquisse timide. Là où la vie bouillonnait, le film, lui, retient son souffle, comme s’il n’osait pas transgresser les contours qu’il s’est imposés.

La retenue de Sallette, bien qu’élégante, se heurte ainsi à la force vive de Niki de Saint Phalle. Alors qu’elle portait le chaos dans son sang, transgressant la douceur attendue d’une femme pour brandir le fusil de l’artiste, Niki le film hésite à percer le voile des convenances. Il est étrange et frustrant de voir ce biopic sur une femme libre manquer d’audace, là où Niki de Saint Phalle n’en manquait jamais. Cette rage brute, cette incandescence qui animait ses œuvres, sont ici éteintes, comme si le film, à trop vouloir honorer sa mémoire, se privait de la subversion même qui faisait son essence.
À mesure que le récit s’achève, que les dernières images s’effacent, une mélancolie douce-amère persiste. Niki, avec ses intentions sincères et son respect palpable pour son sujet, reste pourtant un portrait inachevé. Il ne parvient pas à rendre la pleine révolte de Niki de Saint Phalle, cette femme volcan, femme tempête, qui transformait ses démons en éclats de couleurs vives et ses douleurs en sculptures monumentales. On quitte la salle, empli de ce sentiment de beauté douce, mais d’une beauté trop sage, trop contenue pour capter le feu sacré de l’artiste. Dans un dernier souffle, alors que les lumières se rallument, une pensée se pose, comme une poussière d’étoile au creux du silence : Niki, toi qui voulais tout brûler, ton histoire méritait l’incendie, pas l’étincelle.
Niki de Céline Sallette, 1h38, avec Charlotte Le Bon, John Robinson, Damien Bonnard – Au cinéma le 9 octobre 2024