[RETOUR SUR..] Brazil – Lutter contre le système

Brazil de Terry Gilliam s’inscrit parmi ces œuvres dont la réputation pérenne repose en partie sur les tumultes qui ont entouré son périple mouvementé en matière de distribution. En prenant une perspective plus profonde, il se révèle être une satire mordante et strangelovienne du pouvoir exorbitant de la bureaucratie dans un paysage orwellien. L’essence de cette vision émane indubitablement de l’âme créatrice de Gilliam, teintée de sa préférence pour des images saisissantes et de la comédie noire, tout en faisant ressortir que ce n’est pas son récit qui excelle le plus parmi son œuvre. L’intrigue est relativement conventionnelle et dérivée. Le dynamisme et l’attrait du film ne découlent guère de ses personnages superficiels et de leurs actions, mais plutôt du monde qui les enveloppe.

Brazil marqua les premières véritables grandes concrétisations de Gilliam en solo après son passage au sein des Monty Python. Le dernier film du groupe, Monty Python : Le Sens de la vie, avait vu le jour en 1983. Pour Gilliam, la libération des contraintes des Monty Python constituait une opportunité d’explorer de nouveaux horizons créatifs. Le rire noir de Brazil doit beaucoup à l’influence des Monty Python, mais l’absence des membres habituels (à l’exception de Michael Palin) marque une distinction. Le film se fond harmonieusement aux côtés de deux autres réalisations de Gilliam : Bandits, bandits en 1981 et Les Aventures du baron de Münchausen en 1988. Bien que ces trois œuvres partagent des tonalités similaires, Brazil se distingue nettement comme la plus sombre d’entre elles. En effet, jusqu’à L’Armée des 12 singes, elle représentait l’incursion la plus ténébreuse dans l’univers de Gilliam.

Copyright Warner Bros.

Le récit se focalise sur Sam Lowry (incarné par Jonathan Pryce), un employé de rang moyen au sein de l’énorme machine bureaucratique qui règne en maître sur le monde du film. Sam se plie docilement à la volonté de son supérieur tyrannique, M. Kurtzmann (interprété par Ian Holm), sans la moindre réticence. Dans ses rêves, il endosse la stature d’un grand héros, planant dans les cieux, sauvant une damoiselle en détresse et combattant un samouraï colossal. Néanmoins, dans la réalité, il n’est qu’un engrenage supplémentaire au sein de cette mécanique écrasante pour l’esprit. La vie de Sam prend un tournant décisif lorsqu’il découvre une bévue au sein des registres : un certain Archibald Buttle a été arraché de son domicile, torturé et tué. Cependant, cet “Buttle” aurait dû être “Tuttle”, un terroriste présumé. En remettant un chèque de remboursement à la veuve Buttle, Sam fait la rencontre de Jill Layton (campée par Kim Greist), l’incarnation de la femme de ses rêves. En cherchant à protéger Jill, potentiellement visée dans le cadre d’un complot visant à camoufler l’erreur Buttle/Tuttle, Sam se met en danger. Il accentue encore davantage sa vulnérabilité lorsqu’il croise la route du véritable Tuttle (interprété par Robert De Niro) et le soustrait aux investigations.

Le long-métrage est entrecoupé de séquences tordues et de sous-intrigues tangentielles. Il y a la mère de Sam (magnifiquement jouée par Katherine Helmond), obsédée par l’illusion de la jeunesse qu’offre la chirurgie esthétique. L’ami de Sam, Jack Lint (Michael Palin), est un homme de famille aimant qui gagne sa vie en torturant et en tuant des individus. Sans oublier l’intransigeant Spoor (campé par Bob Hoskins), chargé de réparer un climatiseur défaillant dans l’appartement de Sam et déterminé à rendre la vie du pauvre homme insupportable. Ces éléments, parmi d’autres, apparemment détachés de l’intrigue centrale, mettent en lumière le monde dans lequel se déroulent les événements, tout en lançant une mise en garde sur la trajectoire que prend la société moderne. L’obsession d’Ida pour la perfection physique souligne la quête effrénée de la jeunesse éternelle à tout prix. Le sourire de Jack et sa capacité à ignorer la douleur qu’il inflige reflètent le visage de chaque PDG et homme politique qui protège sa position sans considération pour les conséquences sur autrui. Enfin, la bureaucratie, où chaque action requiert un formulaire en triple exemplaire, tamponné et signé, se révèle non pas de la science-fiction, mais le reflet de notre réalité.

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Brazil se décline en deux univers : le monde onirique, léger et aérien de Sam, et la réalité sombre et morne qui rythme ses journées. La propension de Gilliam à créer des images époustouflantes se manifeste particulièrement dans les séquences de rêve, dispersées tout au long du film. En contraste, la réalité de Sam exhale une atmosphère empruntée aux films noirs des années 40. Certaines scènes évoquent l’iconographie de Humphrey Bogart en pleine poursuite, et l’on peut même déceler un hommage avec le personnage d’Harvey Lime, un clin d’œil à Harry Lime du superbe Le Troisième Homme. Il s’agit véritablement d’une science-fiction noir, une vision des années 1980 telle qu’aurait pu la concevoir un cinéaste des années 1940. L’empreinte d’Orwell n’est pas totalement inattendue, étant donné que le cinéaste était en phase de pré-production pendant l’année 1984.

Appréhendé dans son ensemble, avec ses 2 heures et 22 minutes, le film se dresse comme une satire fascinante, visuellement captivante, de la vie dans un monde où la bureaucratie a atteint un paroxysme délirant et où le Grand Frère exerce une surveillance incessante. En substance, l’idée sous-jacente n’est pas des plus originales, mais l’approche unique de Gilliam y injecte une bouffée de fraîcheur. Cependant, il demeure en fin de compte un film empreint de désolation, et c’est là que les ennuis de ce chef-d’œuvre ont débuté. Les dirigeants d’Universal, après avoir visionné la version de Gilliam, ont jugé qu’elle n’était pas adaptée à une sortie en salle. À leurs yeux, il s’agissait d’un “film d’art”, et ils ambitionnaient un produit davantage attrayant pour le grand public. Ils ont donc entrepris une révision substantielle, tronquant environ 45 minutes, substituant certaines prises par d’autres alternatives, insérant du matériel supprimé, pour finalement éditer le tout en une version désormais tristement célèbre sous le nom de Love Conquers All. Gilliam a rejeté toute association avec cette version du studio, et Universal refusa de libérer la version validée par Gilliam. Une impasse inextricable s’ensuivit.

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La “Bataille de Brazil”, comme elle fut surnommée, revêt une complexité dépassant les contours de cet écrit, mais elle a abouti à une bataille verbale publique entre Gilliam et Sid Sheinberg d’Universal, les deux hommes préférant l’escalade au compromis. Finalement, Gilliam remporta la victoire en organisant une série de projections non autorisées pour les critiques de cinéma de Los Angeles. En guise de réponse, ces derniers couronnèrent Brazil du titre de Meilleur Film de 1985. Gêné par l’idée qu’un film qu’il avait réticemment écarté de la sortie reçoive cet honneur, Sheinberg autorisa la version de Gilliam à voir le jour. Néanmoins, la version diffusée en syndication télévisée fut l’édition Love Conquers All. Les deux versions demeurent disponibles DVD, offrant ainsi une opportunité aux spectateurs et curieux de saisir la manière dont un film peut être sculpté dans la salle de montage.

Dans la distribution, Gilliam privilégia principalement des acteurs de caractère talentueux mais peu connus. Le rôle de Sam Lowry avait été écrit avec Jonathan Pryce en tête, et l’acteur délivra une interprétation nuancée d’un homme timide, assoiffé de devenir un héros. Sam oscille entre la pitié et la sympathie, conférant au protagoniste une aura intrigante, car ses moments les plus dramatiques se déploient exclusivement dans l’enceinte de son esprit. La comédienne américaine Katherine Helmond apporte une touche d’excentricité à son incarnation d’Ida. Michael Palin exploite sa bienveillance pour souligner la dualité de Jack – un homme aimant sa famille dans une scène, un informateur implacable dans la suivante. Ian Holm incarne M. Kurtzmann avec toute la typicité d’un bureaucrate, dépourvu de véritable pouvoir mais se comportant néanmoins en tyran. Si l’on doit émettre une critique quant à la distribution de Gilliam, elle s’attacherait à Kim Greist, qui ne se fond pas harmonieusement dans le rôle de Jill. Sa prestation manque d’intérêt et elle ne parvient guère à incarner la “fille de rêve”, bien que cela ait pu être intentionnel. (On raconte que Gilliam eut des difficultés à trouver l’actrice pour ce rôle, et qu’à l’issue du tournage, il exprima son insatisfaction vis-à-vis du travail de Greist, réduisant ainsi sa présence à l’écran dans la version finale. Elle occupe un rôle plus important dans le montage d’Universal.)

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Et puis, il y a Robert De Niro. L’acteur apporte une renommée incontestable au long-métrage et s’érige en défenseur acharné de sa sortie aux États-Unis. Deux particularités marquent son implication. Tout d’abord, il s’agit d’une rare apparition sans un rôle principal. Bien que De Niro occupe davantage l’écran que Jim Broadbent et Bob Hoskins (qui avaient des rôles secondaires), il ne détient en aucun cas la vedette du film. En outre, son personnage revêt une dimension comique. Alors que De Niro se tournera finalement vers la comédie à la fin des années 90, notamment avec Mafia Blues, cette incursion inédite dans la comédie survint 14 ans avant cette transition. Parmi les travaux de De Niro à l’époque de la sortie figuraient Il était une fois en Amérique et Mission. Néanmoins, en dépit de cette divergence par rapport à ses rôles habituels, De Niro prend un plaisir manifeste à incarner Harry Tuttle, et ce pari audacieux s’avère fructueux.

De nombreux fervents admirateurs de Gilliam classent Brazil comme son deuxième ou troisième meilleur projet en dehors des Monty Python (en compagnie de Bandits, bandits et The Fisher King : Le Roi pêcheur). Ce film constitua une étape cruciale dans la carrière de Gilliam et s’imposa comme un moment tout aussi essentiel dans l’histoire d’Hollywood : l’une des rares occasions où un cinéaste s’est dressé contre le système et a remporté une victoire. Lors de sa sortie initiale en salle, le film n’obtint guère un succès retentissant, rapportant seulement 6,5 millions de dollars (à peine de quoi couvrir les frais engagés par Universal pour les droits américains). Toutefois, au fil des années, il s’est hissé au rang de classique culte, chéri par les cinéphiles non seulement pour sa pertinence croissante dans notre société contemporaine, mais aussi pour l’histoire qui le sous-tend. Brazil peut être savouré sans nécessiter une connaissance approfondie des dessous de son élaboration, mais l’ironie riche découlant des parallèles entre Gilliam et sa création fictive, Sam Lowry, ajoute une couche supplémentaire d’appréciation au projet, une dimension qui lui confère une saveur unique.

Brazil de Terry Gilliam, 2h24, avec Jonathan Pryce, Robert De Niro, Kim Greist – Sorti en 1985

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