« Si ce n’est point pour les deniers sonnants, pourquoi donc s’adonner au jeu ?« , s’interroge-t-on. À cette interrogation, le joueur professionnel William Tell, incarné par l’habile Oscar Isaac, répond d’un ton badin : « Pour égrener les heures monotones« . Ainsi esquissée, sa réplique dresse le portrait de Tell en une figure à la fois téméraire et espiègle, mais également teintée d’une moralité feinte, tandis que son regard impassible se fixe sur celui de son interlocutrice, La Linda, campée par Tiffany Haddish. Dans l’éther maîtrisé de leur dialogue, s’incarne le dernier opus de Paul Schrader, The Card Counter, offrant un réconfort singulier dans un monde où chacun semble se précipiter vers sa propre chute violente, dans le silence le plus absolu.
Après une décennie passée derrière les barreaux d’une prison militaire pour des crimes de torture, Tell, en apparence réformé, endosse l’identité de The Card Counter, écumant les casinos d’un État à l’autre. C’est là qu’il fait la rencontre de la séduisante La Linda, serviteur de liaison. À chaque étreinte dans ce cadre, Haddish et Isaac subjuguent, transformant la tension sexuelle qui crépite entre eux en un havre de paix pour une innocence perdue. Les rares échanges d’affection entre leurs personnages, bien ancrés dans l’univers du jeu, se présentent comme un refuge dans un monde corrompu, car tous deux ont goûté aux amertumes du crime, implicite ou explicite. Néanmoins, le long-métrage préfère effleurer les plaies béantes qui ont saigné tout au long des décennies d’œuvre de Schrader, mettant en exergue d’abord la tragédie inhérente à l’humanité, puis les cicatrices indélébiles laissées par certaines rencontres.
Lorsque nous faisons la connaissance de Tell, sa vie se résume déjà à des routines modestes et recherchées, dont le protagoniste lui-même semble s’émerveiller. Comme il le souligne dans sa voix off, cette répétition monotone et l’immobilisme ne sont que les séquelles de son séjour en prison. Désormais, sa routine consiste en des jeux d’argent à faible enjeu et en l’anonymat, mais cette suppression totale de l’adrénaline et de toute émotion fait écho au syndrome de stress post-traumatique qu’il a enduré après ses fautes passées. C’est alors que Cirk entre en scène, incarné par un Tye Sheridan d’une douceur attachante, un jeune marginal désireux de venger son enfance gâchée en rejetant la faute sur un ennemi commun à Tell et à lui, l’arrogant major John Gordo, interprété par Willem Dafoe, libéré en tant que commandant supérieur responsable des méthodes de torture. Schrader navigue sur ce fil sensible de l’histoire récente des États-Unis avec une rigueur implacable, tout en approfondissant le personnage de Tell, légèrement sociopathe et émotionnellement affaibli par son passé impardonnable. Mais cette fragilité semble justement libérer le protagoniste de ses démons intérieurs, du moins en comparaison avec son compagnon d’infortune, Cirk.
Tandis que Cirk est négligent et apathique, The Card Counter est tout l’opposé. Dans ce rôle, Oscar Isaac offre une performance remarquable de retenue, pesant chacune de ses expressions, image après image. Son regard pénétrant fascine et il n’est guère surprenant qu’il accapare aisément l’attention de la caméra, révélant lentement ses réflexions existentielles à travers sa voix rauque. Les thèmes de la rédemption et de la mort semblent déjà intrinsèquement liés dans le récit. Ainsi, la rencontre entre Cirk et Tell se révèle être un moment crucial pour les deux personnages, illustrant la vision de Schrader des relations humaines, à la fois inévitablement intimes et souvent teintées de noirceur. Un lien indéfectible se tisse entre eux, alors que l’énigmatique Tell se prend d’affection pour Cirk tout en tentant de le dissuader de céder à la vengeance meurtrière. En opposant la patience réfléchie de Tell à la violence impulsive de Cirk, le film souligne également une différence générationnelle d’attention, dépeignant une lueur d’optimisme plus prononcée que dans les précédents films de Schrader, telle « Sur le chemin de la rédemption ». La musique du film reflète l’évolution de cette relation, avec ses échos prolongés dans un cadre d’ambiance post-rock omniprésent. Des souffles, des réverbérations et des expirations viennent enrichir la trame narrative plus classique du film, s’harmonisant avec les accords qui résonnent.
Ces dynamiques, s’épanouissant sous la forme d’une contamination mutuelle entre deux âmes, sont la marque de fabrique des protagonistes masculins de Schrader, tous condamnés à leur manière, indépendamment de leur statut social. Pour qu’ils puissent émerger pleinement en tant que personnages principaux, il est essentiel qu’ils s’attirent mutuellement dans un vortex partagé. Associés à une autre âme, ces personnages se retrouvent contraints de faire face à leurs démons intérieurs, sans faux-semblants, tel que le fait remarquablement Tara dans The Canyons. Tell, à l’instar d’autres personnages de Schrader, entreprend une forme d’ascèse personnelle comme châtiment, conscient que le pardon et le sacrifice ne peuvent coexister harmonieusement.
The Card Counter de Paul Schrader, 1h52, avec Oscar Isaac, Tiffany Haddish, Tye Sheridan – Au cinéma le 29 décembre 2021