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[CRITIQUE] Kubi – Quand Kitano tranche dans le vif de l’absurde samouraï

Huit ans après la conclusion d’Outrage, sa trilogie de yakuzas, Takeshi Kitano fait son grand retour au cinéma avec Kubi, un jidaigeki sur la période tumultueuse du règne d’Oda Nobunaga au 16ème siècle. Le mot Kubi en Japonais désigne le cou, la nuque, et dans le contexte de décapitations, il peut aussi vouloir dire « tête ». Le film s’ouvre sur une rivière dans laquelle flottent les corps sans vie de soldats tombés dans une récente bataille. La caméra s’arrête sur un cadavre sans tête, et l’on distingue des crabes sortir de l’intérieur de son cou. Comme le symbole du pourrissement des hommes, qui fera tomber leurs têtes. 

Tout le programme sanglant de Kubi est là, annonciateur de décapitations en chaîne. Takeshi Kitano s’entoure d’un casting de talent avec notamment Hidetoshi Nishijima (Drive my Car, Shin Ultraman), Tadanobu Asano (Ichi the Killer), Ryo Kaze (aussi odieux que dans Outrage), et son fidèle compère Susumu Terajima (Hana-bi, Sonatine). Bien entendu, Kitano lui-même joue dans le film, mais comme dans sa trilogie Outrage, il ne s’offre pas le rôle du grand Seigneur, mais plutôt un de ses chefs de clan, et répète plusieurs fois qu’il était un paysan, comme une façon de s’excuser de son statut de cinéaste, qui n’était pas destiné à cela.

2023 KADOKAWA © T.N Gon Co., Ltd.

Si le film se veut un hommage visuel aux immenses Kagemusha et Ran, d’Akira Kurosawa, Kitano s’inscrit encore davantage comme héritier de Kinji Fukasaku. Celui-ci était connu pour quantité d’incroyables films de yakuzas dans les années 60-70, et en avait transféré les codes narratifs dans son grand film Le Samouraï et le Shogun. Kitano, qui a lui aussi beaucoup œuvré dans ce genre, et dont les films Outrage en étaient d’ailleurs encore plus proches des codes traditionnels, fait exactement la même chose ici dans Kubi. En effet, nous assistons à une lutte de pouvoir violente, dans laquelle les fausses promesses, alliances et trahisons en tous genres font légion, afin de prendre la succession du Seigneur Nobunaga. Exactement comme si différents clans yakuzas manœuvraient pour prendre la place de « l’oyabun ».

L’introduction du film, à l’image de nombre de chanbara et yakuzas eiga, peut s’avérer un peu confuse, le temps d’assimiler tous les noms et rôles des personnages dans l’histoire, mais le film déroule ensuite plus limpidement son programme sanglant, faisant rouler les têtes à tout-va. Si le cinéaste a beaucoup représenté la violence de manière spectaculaire, saisissante, et parfois drôle, il a toujours trouvé le moyen d’y affecter un sentiment d’inutilité, de gâchis, symbolisant la folie et l’avidité des hommes. Cet aspect prenait davantage forme dans sa trilogie Outrage, de purs Jitsuroku eiga, dépossédés de la poésie mélancolique de ses plus grands films, laissant place à un empilement de cadavres sans précédent, et c’est précisément dans cette veine que s’inscrit Kubi, mais à l’époque des samouraïs.

2023 KADOKAWA © T.N Gon Co., Ltd.

L’humour absurde et extrêmement créatif de Kitano est ici très présent, conférant au film une allure de grande farce hilarante, cherchant à bousculer les codes d’honneur du bushido. À ce titre, le plan et la réplique finale achèvent cette déconstruction burlesque. Pour son long-métrage le plus ambitieux (sans doute le plus gros budget de sa carrière), le cinéaste livre une copie visuelle sublime, avec des décors et costumes magnifiques, et parvient à livrer quelques scènes de batailles saisissantes, parfaitement maîtrisées. Comme il l’avait déjà brillamment expérimenté dans Glory to the Filmmaker, il met également en scène quelques techniques ninja, dont l’agilité et la dextérité sont absolument dingues, et flirte brièvement avec le combat aérien caractéristique du Wu Xia Pian.

En somme, Kitano ne déçoit pas, et livre probablement son meilleur film depuis au moins 15-20 ans, un grand film de samouraïs jubilatoire, à l’humour décapant et la violence exacerbée. Présent dans la salle lors de la projection, et connu pour son insatisfaction chronique de son travail, il déclare à la fin « Merci beaucoup, je reviendrai avec un meilleur film. » On a déjà hâte.

Kubi de Takeshi Kitano, 2h11, avec Takeshi Kitano, Hidetoshi Nishijima, Ryô Kase – Prochainement