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[CRITIQUE] First Cow – Le Secret de Brokeback Cowtain

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Par Louan Nivesse

Démarrer constitue l’épine dorsale de notre dilemme“, énonce solennellement King-Lu, incarné par Orion Lee, dans le film First Cow de Kelly Reichardt. “Pour un homme de condition modeste, les débuts sont insurmontables. Il faut soit un capital financier, soit l’avènement d’un prodige… Ou le recours à la criminalité.” Nous sommes projetés au commencement du XIXe siècle, une époque voisine, tant chronologiquement que géographiquement, du précédent ouvrage de Reichardt, La Dernière Piste. King-Lu, un jeune Chinois qui a voyagé aux quatre coins du globe avant de se lancer dans la recherche d’or dans les terres de l’Oregon, ne se trouve pas étranger aux méandres du crime. Lors de sa première rencontre avec son futur acolyte, le chef Otis “Cookie” Figowitz (John Magaro), King-Lu se trouve dépourvu de tout, affamé et fuyant un groupe de Russes après avoir vengé l’assassinat de son ami, qui avait été tué par ces derniers pour une sombre affaire de vol. Dans ce film dont les premiers mots, une citation de William Blake, annoncent l’amitié comme pivot central, King-Lu et Cookie tissent rapidement des liens, attirés l’un vers l’autre par leur bienveillance inhabituelle au sein d’un univers marqué par la virilité exacerbée, ainsi que par leur désir commun d’améliorer leur destinée et de réaliser le rêve américain.

Cependant, le rêve américain, d’emblée, se voit entravé dans son élan. Nous en prenons conscience dès les premiers instants de First Cow, alors que nous sommes transportés à notre époque contemporaine, où une femme (Alia Shawkat), promenant son chien le long d’une rivière, fait une découverte fortuite : deux squelettes reposant côte à côte. Dès lors, l’ombre du doute plane : toutes les aspirations de King-Lu et Cookie visant à amasser des fonds en Oregon pour ouvrir un hôtel à San Francisco risquent, semble-t-il, de se heurter à une impasse. Ainsi se dessine le récit d’un rêve américain avorté, d’un système qui entrave la mobilité des démunis, des marginaux et de ceux dépourvus de tout soutien. Cette narration résonne tant avec l’Amérique d’aujourd’hui qu’avec son passé. En effet, ces premières images d’une femme et son compagnon canin ne manquent pas de rappeler Wendy et Lucy, précédent récit de Reichardt explorant la pauvreté et l’errance dans l’Amérique contemporaine. Il est comme si l’on nous offrait une connexion directe entre l’archéologie mise au jour par cette femme et l’état actuel d’une nation où les disparités socio-économiques n’ont cessé de s’accroître depuis l’époque des pionniers.

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Tel que suggéré par les propos de King-Lu et le titre même du film, First Cow se veut une méditation sur les débuts et les origines. “C’est une terre de richesses“, observe King-Lu à Cookie, “L’histoire n’est pas encore écrite. Elle est en gestation, et nous sommes en avance sur notre temps. Peut-être aurons-nous cette fois-ci l’opportunité d’être prêts, de la façonner à notre guise.” Là où King-Lu discerne des opportunités dans cette nature indomptée, il est conscient que les débuts seront laborieux. Ainsi, ils édifient les fondations et ébauchent les modèles pour l’avancement de la nation. Les deux hommes décident de s’associer pour créer une entreprise, vendant des gâteaux au Fort local. Dénués de capital initial ou d’investisseurs, ils misent sur les compétences culinaires de Cookie (acquises lorsqu’il servait de domestique à un boulanger à Boston) et sur un accès clandestin à une ressource précieuse. En effet, le chef des facteurs (incarné par Toby Jones), un négociant fortuné et influent résidant dans la seule demeure de la colonie, non loin de la modeste cabane de King-Lu, a importé la première vache du territoire. Son dessein ? S’offrir du lait frais pour son thé (un désir lui valant le qualificatif de “véritable gentleman” de la part de ses subalternes) et recréer quelque peu de l’Angleterre natale dans ce nouveau monde encore sauvage. Chaque nuit, dans le secret le plus absolu, Cookie trait la vache (sous l’œil vigilant de King-Lu), fournissant l’ingrédient secret qui confère à leurs “gâteaux gras” une renommée florissante. Profitant pleinement de cette “fenêtre” d’opportunité, alors qu’aucun concurrent potentiel ne dispose encore de réserve de lait, ils dissimulent leurs gains dans la “branche” littérale de leur “banque” (un peuplier), offrant ainsi un prélude à l’émergence d’un secteur financier qui s’étendra bientôt à travers toute l’Amérique. Pendant ce temps, le serviteur autochtone du chef des facteurs (interprété par Mitchell Saddleback) s’amuse dans son lit avec un jouet en bois portatif, préfigurant ainsi les jeux vidéo modernes sur téléphone.

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First Cow, librement adapté par Reichardt et son fidèle co-scénariste Jon Raymond, s’inscrit dans la lignée du western tout en s’en distinguant habilement. Il dépeint un récit de cow-boys où une seule vache est en vedette, et où les deux personnages principaux ne portent ni armes ni ne cherchent la confrontation, évitant ainsi tout acte de violence qui demeure scrupuleusement hors de notre champ de vision. Cette approche confère à ses personnages autochtones (dont l’un est incarné par Lily Gladstone, déjà présente dans “Certaines Femmes” de Reichardt, 2016) une dimension et un humour que d’autres dans le film leur refusent ou ne comprennent pas (seul King-Lu semble avoir fait l’effort d’apprendre leur langue). Un plongeon désespéré d’une falaise dans l’eau en contrebas évoque le film “Butch Cassidy et le Kid” de George Roy Hill, bien que nos protagonistes soient des voleurs d’un genre tout à fait non vicieux, et qu’un seul d’entre eux saute réellement.

Sans jamais franchir le seuil de la bromance homosociale, la relation étroite entre Cookie et King-Lu évoque Le Secret de Brokeback Mountain d’Ang Lee, les condamnant à une coexistence éternelle. Parallèlement, tandis que les préceptes de la destinée manifeste cèdent la place à une forme de fatalisme, le sentiment de malheur imprégnant le film illustre les premiers jours d’une Amérique où toute tentative de redistribution est rapidement réprimée. Ainsi, les mésaventures de ces deux amis dans le petit commerce dessinent un avenir marqué par l’inégalité économique, une trajectoire qui perdure jusqu’à nos jours – tout comme leur propre histoire, dont l’issue est connue d’avance et ne trouve jamais de véritable conclusion. Au spectateur d’unir les points et de boucler la boucle – entre la rencontre fugace de ces personnages et leur ultime repos, entre une histoire partiellement ensevelie et le “progrès” du présent – afin de comprendre comment ils en sont arrivés là, et comment nous en sommes arrivés là. Reichardt a façonné un puzzle à la fois tendre et douloureux, inscrit dans un monde (et un genre) souvent dominé par un individualisme impitoyable et des pulsions masculines agressives, mais ici adouci par la chaleur de l’amitié.

First Cow de Kelly Reichardt, 2h02, avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones – Au cinéma le 9 juillet 2021

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