[RETROSPECTIVE] La Dernière Piste – Penser l’espace

Le quatrième film de Kelly Reichardt marque la première incursion de la cinéaste dans le genre du western. En 1845, trois familles de colons guidées par le trappeur Stephen Meek (Bruce Greenwood) traversent le désert de l’Oregon. Meek affirme connaître un raccourci et les mène sur une route non balisée. Le groupe se perd sur la piste de l’Oregon puis croise un Indien (Rod Rondeaux) qui devient leur seul espoir de salut.      

La Dernière Piste (Meek’s Cutoff) ne reconduit pas les dynamiques habituelles du western comme l’action, la vengeance ou une quête de justice. La traversée des pionniers est ici dénuée d’actes héroïques, les personnages sont inquiets, préoccupés par le manque de ressource, le voyage qui s’éternise. Le territoire et l’espace, des motifs centraux de l’œuvre de Kelly Reichardt, jouent également un rôle essentiel dans La Dernière Piste. La réalisatrice remonte aux origines de l’Oregon (l’espace de prédilection de son cinéma) alors que la région n’est peuplée que de 250 habitants et ne fait pas encore partie du territoire américain. La géographie et le climat de la région déterminent les enjeux principaux du film : la recherche de l’eau et l’intégration de l’Indien au groupe en raison de sa connaissance de l’environnement.  Kelly Reichardt choisit les lacs asséchés et les paysages rocailleux et arides de l’Oregon pour filmer la détresse des colons. La photographie et les couleurs très sèches du film se veulent au plus proche de cette nature et de la réalité du quotidien des pionniers, leur péril est dépeint dans ses aspects les plus concrets.

© Pretty Pictures

Le mouvement est un autre motif essentiel du film qui s’attarde longuement sur le voyage pénible des pionniers, leur errance dans les prairies arides de l’Oregon. La Dernière Piste opère cependant aussi à une échelle beaucoup plus statique pour mettre en scène l’intimité des colons, leur tourment face à leur situation de plus en plus périlleuse. Le format 1 :33 fut choisi pour resserrer le cadre sur les personnages et ne pas dévoiler d’emblée ce qui les attend, comme lors la découverte finale. Kelly Reichardt parvient à filmer le vaste désert de l’Oregon comme un espace d’enfermement où l’horizon cerne le désarroi et le trouble de ses personnages.

Les interactions entre les personnages et la nature occupent une place importante dans le film : les vêtements trempés après la traversée de la rivière, un pionnier qui grave « lost » sur une écorce ou un chapeau emporté par le vent. La Dernière Piste suit l’intégration progressive du groupe dans la nature où chaque élément, fragment de l’espace sont parties intégrantes de l’aventure. Les pionniers, ne prenant alors pas en compte les différents obstacles géographiques qui se dressent devant eux, commencent par subir ces différentes contraintes naturelles. C’est le cas lors de la traversée laborieuse de la rivière ouvrant le film ou encore lors de la descente de la colline qui provoque la perte d’un chariot.

© Pretty Pictures

Par ailleurs, le motif de l’expédition n’est jamais clairement énoncé, hormis quelques allusions sur les opportunités économiques offertes par l’exploitation d’un nouveau territoire. Le western de Kelly Reichardt démontre que le développement de la civilisation met en danger la santé des individus et provoque de la violence, celle que Meek inflige à l’Indien. La conclusion présente une nouvelle symbiose entre l’homme et la nature avec la découverte d’un arbre qui redonne espoir au groupe. Une résolution possible grâce à Emily (Michelle Williams) qui s’affirme tout au long du film en renversant l’autorité masculine et en choisissant de faire confiance à l’Indien. L’alliance entre les deux protagonistes est scellée avec un sublime regard dans cette nature retrouvée.

La Dernière Piste se distingue en mettant en avant des figures souvent marginalisées dans le western et en déjouant certains motifs. Le personnage de Stephen Meek reprend l’archétype du guide expérimenté et incarne les dimensions épiques que l’on retrouve régulièrement dans le genre. Il énonce les aspects mythologiques de l’aventure : “We’re all just playing our parts now. This was written long before we got here”, “The land you’re headed for is a regular second Eden” et narre sa propre légende dans des récits glorieux, mais les pionniers sont insensibles à ses fables, davantage préoccupés par leur survie.

Le trappeur est même responsable de la déroute du groupe qui décide collectivement de s’en remettre à l’Indien, détenteur d’un savoir géographique précieux. Ce dernier subit la méfiance et la violence des colons, mais manifeste tout de même sa sensibilité en chantant pour honorer un membre du groupe évanoui, assoiffé et épuisé. La Dernière Piste narre également l’affirmation progressive d’Emily qui prend le pouvoir naturellement en raison de son utilité au sein du groupe. Dès le début du film, elle ne cache pas son inimitié à l’égard Meek, notamment quand il déclame des grandes phrases sur l’ordre du monde ou les différences entre les hommes et les femmes : “Women are created on the principle of chaos – the chaos of creation, disorder, bringin’ new things into the world. Men are created on the principle of destruction. It’s like cleansing, ordering destruction”. Emily finit par tenir le trappeur en joue alors qu’il menace l’Indien. À travers ce geste, elle achève le renversement de l’ordre établi et amorce la promesse d’une organisation plus juste. L’alliance entre les deux protagonistes est toutefois pragmatique et s’établit en raison de l’incompétence évidente de Meek, Emily agit également pour que son allié de fortune lui soit redevable.    

© Pretty Pictures

Kelly Reichardt et son co-scénariste Jonathan Raymond se sont inspirés des journaux intimes des pionnières qui détaillent les peines et difficultés du voyage pour concevoir l’intrigue. L’aventure s’ancre dans les rituels et les petits gestes du quotidien — les personnages cuisinent, tricotent, installent le campement, ramassent des branches pour le feu — des micro-évènements souvent filmés en temps réel, avec une insistance particulière accordée aux sons naturels, qui constituent l’essence du récit de La Dernière Piste.

Dans son premier western, Kelly Reichardt instaure des opérations de mise en scène très fines pour ordonner un agencement de l’espace inédit dans le genre. Ce nouveau paradigme se veut fidèle à la matérialité du quotidien des personnages, la monotonie de leur existence. La réalisatrice s’éloigne des sentiers spectaculaires et romanesques souvent privilégiés par le western pour concevoir une intrigue fondée sur les aspects plus calme et intime de la conquête de l’Ouest. 

La Dernière Piste de Kelly Reichardt, 1h44, avec Michelle Williams, Paul Dano, Bruce Greenwood – Sorti au cinéma le 22 Juin 2011.

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