Ce 7 août 2023, William Friedkin nous a quitté. Après Michael Cimino en 2016, c’est une autre légende du Nouvel Hollywood qui s’éteint. Les auteurs du mouvement sont destinés à disparaître. Nous le savons, nous nous y préparons mais chaque départ reste un crève-cœur. Tant d’œuvres de ces géants ont forgé le goût de cinéphiles sur des décennies. Tourner la page n’en devient que plus amer. L’amour intact, les années passant.
A contrario du réalisateur de La Porte du Paradis, Friedkin bénéficiait d’un rebond critique notable dans sa dernière partie de carrière. Lui aussi s’était brûlé les ailes avec l’échec du Convoi de la Peur en 1977 mais s’était refait une santé avec Police Fédérale, Los Angeles. Incroyable long métrage qui ne le sauvera toutefois pas d’une traversée du désert dans les nineties. Allant même jusqu’à tourner un clip pour notre Johnny Hallyday, Ce que je sais. (Faut bien manger !)
Chemin de croix qui s’arrêtera au nouveau millénaire avec un run de quatre films : L’enfer du devoir, Traqué, Bug et Killer Joe. Deux films de studio versus deux films indépendants. Deux films du milieu contre deux micro productions adaptées de pièces de théâtre de Tracy Letts. Quatre claques allant crescendo qui rappelaient la puissance de leur metteur en scène. Finis les égarements de La Nurse et Le Coup du siècle : le cinéma américain retrouvait son enfant terrible ! À ce titre, sa trajectoire peut s’affilier à celle d’un Francis Ford Coppola, déclaré ringard avant de revenir avec un Tetro miraculé en 2009.
Pour cette raison, nous calmerons notre chagrin. Les restes du Nouvel Hollywood ont encore de beaux jours devant eux. Coppola nous prépare Megalopolis en auto production et nous attendons de pied ferme Killers of the Flower Moon de Scorsese cet octobre. Quant à Spielberg et Schrader, ils sont toujours à deux doigts du chef d’œuvre.
Le 25 juillet dernier, la Mostra de Venise annonça sa sélection et quelle ne fut pas notre surprise d’y retrouver William Friedkin avec ce qui sera son dernier long-métrage, The Caine Mutiny Court-Martial. Ce film sonnera la fin d’une absence de onze ans des écrans, si l’on omet The Devil and Father Amorth, documentaire assez anecdotique distribué sous le manteau en 2017. Replongeons nous donc dans la dernière saillie officielle du maître, Killer Joe sorti en 2012.
VERDICT
Chris, une petite frappe, doit s’acquitter d’une dette de 6000 dollars auprès de Digger Soames, un dealer de la banlieue de West Dallas. Pour sauver sa peau, le débiteur convainc son père, Ansel, de tuer son ex-épouse (autrement dit la mère de Chris) pour toucher les 50.000 dollars de son assurance vie. Le duo contacte Joe Cooper, détective et tueur à gages, afin de mettre leur plan à exécution. Sauf que tout ne va pas se passer comme prévu, Joe s’entichant de Dottie, la petite soeur de Chris.
De ce point de départ film noir classique, Killer Joe orchestre un jeu de massacre jouissif à l’intensité croissante. Orage, pluie, aboiements de chien, vieux country sur l’autoradio, pubis de belle-mère en full frontal : dès l’ouverture, Friedkin nous plonge la tête la première dans la crasse de son univers et ne nous lâche plus. Philosophie permise par le classement NC-17 à sa diffusion aux U.S, équivalent en France au « interdit aux moins de 16 ans ». La liberté a un prix que Killer Joe paiera de son échec en salles. Geste absolu d’un artiste sans compromis méritant ses lauriers à la rétrospective. « Quand j’ai commencé la réalisation, j’ai fait la même erreur que tout le monde, » expliquait Friedkin à la chaine Star Sessions en 2012. « Je tournais vingt prises d’une scène voire plus en espérant qu’un miracle arrive à la prise 18. Je m’apercevais ensuite dans la salle de montage que la prise que je retenais était la première. Car même si j’en faisais des dizaines après, la première contenait de la spontanéité. Et j’ai découvert avec les années être plus intéressé par ça que la perfection. Donc maintenant je ne fais pas plus d’une ou deux prises. » Allant à contre-courant d’un Fincher ou d’un Kubrick, Friedkin quadrille une préparation minimaliste où seul l’instinct règne. Pas de trêve. Pas de limite.
L’ENFER, C’EST LES AUTRES
S’ensuit une galerie de personnages tous plus minables les uns que les autres. En tête le patriarche interprété par Thomas Haden Church, coquille vide d’intelligence et d’humanité. Soulignons la performance collective du casting jouant ici sur la corde raide, équilibristes brillants au jeu frôlant l’excès. Prouesse d’autant plus belle lorsqu’on mesure l’outrance sèche des dialogues et des scènes. Gina Gershon incarne une traitresse à son clan, fricotant avec le vrai bénéficiaire de l’assurance vie. Manigance qui lui explosera littéralement à la tronche dans le dernier acte d’une cruauté sans nom. Malinche white trash, l’actrice brosse pourtant de belles nuances à Sharla. Un échange avec Dottie dans un restaurant chargé de bienveillance et d’écoute peint ce qui aurait pu être une saine relation belle mère / belle fille. Par son maquillage et son amoralité, Gershon évoque la Nobuko Otowa d’Onibaba.
Souvent réduite à une source d’inspiration pour le maquillage de Pazuzu dans L’Exorciste, l’influence du chef d’oeuvre de Kaneto Shindō transpire dans toute la filmographie de Friedkin. Ce film J-Horror se déroulait dans le Japon médiéval et suivait deux femmes assassinant des samouraïs perdus pour dérober leurs biens. Elles seront frappées par la malédiction d’un démon pour leurs pêchés.
Au-delà de ses apports esthétiques, Onibaba décrit une post-humanité déliquescente, faisant d’ordures finies les protagonistes de son récit. Il n’y a aucun « gentil » archétypal. Dans cette jungle, les hommes redeviennent primitifs. Tuer ou être tué. Pas de code d’honneur. Seuls les rats et les déchets survivent. Shindō force l’identification à la lie de l’espèce humaine comme Friedkin, de French Connection à Killer Joe en passant par La Chasse ou Police Fédérale Los Angeles. Sauf qu’il ne se borne pas à un décalque de Shindō et sa vision pessimiste. Deux personnages survolent cette déchetterie : Joe Cooper et Dottie Smith.
ANGE ET DÉMON
Saturée, chargée, brute. Une description qui vaut autant pour Killer Joe en soi que sa photographie signée Caleb Deschanel. Les couleurs vives des yeux et des peaux répondent aux ombres des flingues et des silhouettes. Contrastes personnifiés par Joe (Matthew McConaughey) et Dottie (Juno Temple).
Le premier formule un casting audacieux pour l’époque, l’acteur étant au début de sa McConnaissance entamée avec La Défense Lincoln. Joe représente Lucifer dans tout ce qu’il comporte de séduisant, démiurge et malsain. Certaines de ses postures et démarches lui donnent un côté reptilien, étudiant ses proies avant de frapper. Îlot d’émotions ne dévoilant qu’au compte goutte ses intentions avant que sa sauvagerie n’explose dans le troisième acte. Beaucoup ont glosé sur la scène dégueulasse du pilon de poulet (à raison). Ce serait oublier la réplique « Si tu m’insultes encore, je t’arrache la peau du visage pour m’en faire un masque » dont la violence glace le sang bien après le générique. Joe respire le surnaturel et Friedkin n’a pas peur d’en faire une créature purement mythologique. Tutoyant le Frank Booth de Blue Velvet dans sa folie barbare. Killer Joe doit beaucoup à David Lynch dans son approche thématique, pervertissant les codes classiques du polar avec l’incorporation d’éléments oniriques. Sauf qu’ici, le nihilisme atteint un tel degré qu’on se retrouve avec un Jim Thompson bien sordide et désespéré aux fulgurances surréalistes déchirantes.
À cet égard, Dottie symbolise le cœur du film et le centre de la profession de foi de Friedkin. Tantôt innocente, tantôt perverse, elle maintient le trouble. Juno Temple y trouve son meilleur rôle. Peu d’actrices ont atteint ce niveau. Des flashs poétiques la traversent sans que nous n’en connaissions l’origine. Jurant de se souvenir que sa mère voulait la tuer à la naissance. « Bébés » lâche-t-elle d’on ne sait où, nue lors de son date avec Joe. « Tes yeux font mal » lui dit-elle plus tôt. Autant de pistes offrants des clés sur son intériorité. Une vérité plus grande qu’elle la traverse dans son regard et ses tiques un instant avant de redevenir Lolita. Un mystère entier jusqu’au dernier photogramme. Le doigt sur la gâchette, détentrice d’une ire vengeresse après avoir été une « marchandise » trimballée de droite à gauche. Dottie tient du mystique, porteuse de la colère divine s’abattant sur les impies. Folle ou prophète bafouée ?
Car au fond, ce qui a toujours fasciné Friedkin tient à cette ambiguïté. La bascule. Le point de non retour. Les certitudes morales qui volent aux éclats. Les croyances religieuses vacillantes. Le blanc devenu le noir. Le haut en bas. Les méchants en gentils. D’abord anti peine de mort en tournant The People vs Paul Crump en 1962 puis pro peine de mort lorsqu’il tourna Le sang du châtiment en 1987. Anticlérical à la sortie de L’Exorciste puis grenouille de bénitier à ses multiples rééditions DVD / Blu-ray.
Ce flou que Friedkin a maintenu toute sa carrière surgit dans un très court plan. À la quarantième minute, lors de leur repas en amoureux, Joe demande à Dottie d’enfiler sa robe noire. Elle déclamait un jolie souvenir d’enfance auquel le détective coupe court. « Apporte la robe » ordonne-t-il. L’échelle cadre McConaughey en gros plan et pendant une seconde, la mise à point peine à s’opérer sur lui. De nouveau net, le regard de Joe a changé. L’ambiance aussi. L’innocence aux chiottes. Au sein de ses œuvres les plus dérangées, la mise en scène de William Friedkin témoignait d’une grande subtilité.
Au-delà de toutes les critiques et controverses faciles qu’il pouvait susciter, c’est à un virtuose que nous disons au revoir. Merci pour les frissons ; ils nous manqueront.
Par Julien Homère.
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