[ANALYSE] La Porte du Paradis – Portrait d’une Amérique rongée par la violence

Au cours d’une réunion, le chef de l’Association des propriétaires terriens dénommé Frank Canton décide l’établissement d’une deathlist (liste noire) aux 125 étrangers du comté destinés à être abattus. La cause ? Le vol de bétail incessant des émigrants et leur appropriation illégale des terres américaines. Averill s’oppose à cela, se chargeant d’informer la communauté du comté Johnson du complot, alors qu’il tente de trouver un peu de paix auprès de son amoureuse, la jeune Ella Watson (interprétée par Isabelle Huppert)… qu’il essaye de garder sous sa protection. Il n’est de secret pour personne que le cinéaste américain aimait explorer les racines de l’histoire américaine, que ce soient les périodes étendues (voir le magnifique Voyage au bout de l’Enfer, 1978 pour la guerre du Vietnam) ou plus courtes, ici la guerre du Comté de Johnson se déroulant de 1889 à 1893. Surtout, le cinéma de Michael Cimino est celui de l’intimiste, anti-spectaculaire au possible et préférant s’attarder davantage sur les sous-intrigues, afin d’analyser sur un temps prolongé la naissance même du conflit, ayant amené une communauté américaine à imploser.  

Alors, au visionnage d’un western aussi dantesque, ayant malheureusement ruiné la société de production United Artists à la suite d’un échec monumental au box-office américain, une question majeure se pose… si le public américain le détestait tant, ne serait-ce pas en raison de la déconstruction des mythes chers à une Amérique en implosion à la fin du 19ème siècle ? L’insuccès du film ne peut qu’être compréhensible, La Porte du Paradis est une fresque désenchantée perçant les failles d’un système institutionnel américain ainsi qu’une mentalité figée dans le passé.

Cimino exigeait la construction de certains décors extérieurs au Montana comme le nombre incalculable de prises de vues pour parfaire une scène voire un plan. Soucieux du moindre détail, le cinéaste soulignait de manière très crue la violence perpétrée contre les émigrés (assaut final, tentative de viol notamment) comme la beauté de l’environnement, en contraste absolu. Le regard du spectateur peut facilement se perdre devant les plans larges superbement composés, tant Cimino usait des points de fuite à la manière d’un Stanley Kubrick, pour représenter l’environnement d’époque. En filmant les groupes au sein de structures étroites comme écrasés par l’immensité des plaines du Wyoming/comté de Johnson, un paradoxe tragique ne cesse de réapparaître sur les 3 heures et 40 minutes de film : les communautés sont en pleine cohésion pendant un instant, puis divisées à nouveau dans les espaces de la grande Amérique.  

Travellings à répétition, contreplongées et magnifiques plans d’ensemble, il serait difficile de résumer la qualité technique d’un film comme La Porte du Paradis en quelques mots. Il ne s’agit pas seulement de décrire la triste réalité des civils du comté de Johnson amenant au massacre final, mais également de laisser transparaître la beauté subsistante d’un Paradis créé de toute pièce par le shérif Averill, ne cessant jamais de garder espoir pour la renaissance d’une Amérique où la tranquillité serait enfin présente.

Averill continuera de soutenir les propos du révérend de l’université, véritable point de départ de l’intrigue : éduquer ceux qui n’ont pas nécessairement les moyens et tenter de faire évoluer le système en remettant en cause ce qu’il inculque à ses citoyens, ou se contenter d’appliquer ce qu’il impose et perpétuer les voies de la constitution américaine ? Le personnage de Billy Irvine, énonciateur de la deuxième proposition, est aliéné au système et ne demande qu’une chose, l’extermination de la vermine ne permettant pas d’instaurer une justice propre à celle dont la société américaine aurait besoin. La Porte du Paradis est le récit de cette dichotomie de pensées, d’un pays qui ne souhaite en réalité pas changer mais bien au contraire, cultiver la violence et la répression de l’étranger. Un pamphlet contre l’intolérance et l’injustice, dénonciateur d’une Amérique donnant raison à la violence. Pourtant, et c’est là où le long-métrage de Cimino côtoie les plus grandes œuvres du Nouvel Hollywood, La Porte du Paradis est également un film romantique. Des échanges communautaires, de l’intime, révèlent ce qui a pu être présent tant sur le plan amical que sentimental, avant le massacre de la population.

Au beau milieu de cette société, se trouvent la jeune prostituée Ella et Nate Champion (incarné par le brillant Christopher Walken), homme de main chargé d’exécuter les émigrants problématiques au compte de l’Association des éleveurs. Alors qu’Ella vend son corps en échange du bétail et ne sait plus qui choisir entre le riche shérif et le pauvre Nate sur le plan sentimental, lui ne sait que faire pour trouver la stabilité et proposer une situation financière convenable à la femme qu’il aime. Résolu à abattre les émigrants accusés de détenir le bétail volé pour le compte de l’Association, il est l’Américain populaire conformé au système, tentant de s’en sortir comme il le peut. Ella vit dans ses illusions, ne sachant plus qui aimer entre ses deux amoureux, elle tente de comprendre l’un et l’autre. Ils sont malheureusement les victimes de cette Amérique, ne sachant plus où se placer.

Mais la stabilité affective comme financière recherchée par les deux protagonistes ne peut être trouvée qu’en faisant face à la justice arbitraire et dénuée de sens de l’administration américaine soutenant dans l’invisible, l’Association des propriétaires. C’est le combat que le résolument attachant Averill mène. Il ne cessera de le rappeler à Ella et Champion : si rien n’est fait, l’opposition ne cessera pas, la guerre arrivera et détruira ses efforts déployés pour défendre le petit pauvre, ne recherchant que le Paradis promis par la Constitution américaine. La prise de position aura été entendue puis oubliée par les citoyens, mais le spectateur entraperçoit ce que l’Amérique aurait pu être pour le comté de Johnson. Les scènes où le shérif se confie à son amoureuse dans la verdure, dansant indéfiniment à la Porte du Paradis (patinoire du Comté de Johnson pour les fêtes et mobilisations) sont magnifiques tant elles ne font que relater un échange si court, et pourtant si précieux à l’aube du conflit. Les superbes lignes musicales composées par David Mansfield participent à cela.

Progressivement, le Paradis fermera ses portes alors que ces mêmes émigrants chercheront à se sauver en premier, quitte à délivrer ceux sur la liste, et remettre en cause la stratégie du shérif désormais aperçu comme le riche, ne s’inquiétant guère de leurs intérêts. La communauté réunie à la Porte du Paradis n’est plus, ceux devant mourir n’ayant plus d’autre soutien que les quelques-uns confrontés à cette même situation. La Porte du Paradis est une claque esthétique et le film-monde bouleversant convoquant la trahison d’un pays à ses propres promesses. L’épilogue du film est frappant de justesse : Averill y est présenté comme un spectre que l’Amérique a laissé de côté, n’existant plus que pour le passé… et si ce fantôme, c’était Michael Cimino, l’artiste injustement rejeté devant les portes d’Hollywood ?

La Porte du paradis de Michael Cimino, 3h39, avec Kris Kristofferson, Christopher Walken, John Hurt – Sorti en 1981

Critique écrite le 20 juin 2021.

10/10
Note de l'équipe
  • William Carlier
    10/10 This Is Cinema
  • Axel Errero
    9/10 Exceptionnel
  • Pierre Laudat
    10/10 This Is Cinema
  • Vincent Pelisse
    9/10 Exceptionnel
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