[CRITIQUE] Yurt – Turquie des Contrastes et de l’innocence

Yurt, le tout premier long métrage de Nehir Tuna, nous transporte dans la Turquie de 1996, une époque marquée par des bouleversements sociaux majeurs résultant de l’ascension croissante des organisations religieuses au sein d’un pays qui avait jusqu’alors embrassé la laïcité depuis son accession à l’indépendance. L’œuvre explore cette thématique à travers le regard d’Ahmet, un adolescent candide pris au piège d’un conflit larvé opposant les deux camps. Sa tragédie réside dans son infortune à n’appartenir véritablement à aucun de ces mondes, situation imposée par des circonstances qui le dépassent, et il est ainsi stigmatisé et préjugé par ses pairs. Les condisciples d’Ahmet jugent impossible d’entretenir une relation amicale ou amoureuse avec un individu résidant dans un “yurt”, sans même prendre la peine de faire sa connaissance. De l’autre côté, au sein du “yurt”, Ahmet est tout aussi ostracisé en raison de l’opulence de sa famille, le rendant vulnérable aux brimades et aux larcins perpétrés par les autres pensionnaires.

Le personnage d’Ahmet se démarque par son innocence profonde. Contrairement à ceux qui sautent aux conclusions hâtives, il doute, prend le temps de la réflexion et ne se rue pas vers des jugements précipités. Cette caractéristique se manifeste dès les premières minutes du film, alors que les adolescents du “yurt” sont hypnotisés par l’écran en regardant un sermon religieux à la télévision, à l’exception d’Ahmet qui conserve une certaine distance vis-à-vis du groupe. Cependant, cette innocence finira par le précipiter dans une tragédie tout au long du récit. La photographie en noir et blanc se révèle saisissante et captivante, évoquant la maestria d’Ingmar Bergman, mettant en lumière la candeur de ces jeunes étudiants et le monde polarisé dans lequel ils évoluent. Pour autant, aucun des personnages n’est réduit à une caricature, et Ahmet est loin d’être un être unidimensionnel. Ses instincts naturels d’adolescent, d’étudiant et même d’amoureux sont constamment réprimés et anesthésiés par les modèles de comportement contradictoires auxquels il doit se conformer. Paradoxalement, c’est le montage puissant qui parvient à sublimer l’intrigue narrée. À travers le rythme imposé par les coupes et la succession d’événements sans répit, Tuna réussit à transmettre la puissance de la spirale dans laquelle Ahmet se trouve inexorablement pris. Les individus qui le trahissent, son propre père et son ami, ne cherchent qu’à tirer profit de lui, sous le prétexte d’une assistance ponctuelle. Leur unique préoccupation est leur intérêt personnel, et ceux qui adoptent une perspective plus large sont voués à être happés par leurs desseins.

La dernière partie, où Ahmet doit faire face aux multiples trahisons de ceux en qui il avait le plus confiance, peut sembler légèrement moins convaincante, mais le message n’en demeure pas moins puissant. Yurt fonctionne sur deux niveaux : le tourment individuel d’un jeune homme et la tragédie qui embrase tout un pays. Les individus qui trahissent Ahmet reflètent de manière impitoyable mais pertinente les divers acteurs qui déchirent la Turquie entre religion et laïcité. Leur unique véritable foi réside en eux-mêmes, et ceux qui voient au-delà de leurs intérêts personnels sont condamnés à tomber dans leurs rets. Il s’avère crucial de raconter des récits centrés sur les périodes historiques tendues du point de vue intime, en mettant en exergue un jeune protagoniste pour pointer le manque d’agence et de voix ressenti par ceux qui se montrent les plus inquiets quant à l’avenir de leur nation. Ahmet doit faire face à des défis complexes et épineux, résultant des tensions religieuses pluriséculaires, des attentes projetées par ses parents et de son existence dans des espaces à la fois laïques et religieux. L’année 1996 a été particulièrement controversée en ce qui concerne la présence des dortoirs islamiques et de l’éducation religieuse, confrontés à des perquisitions, des protestations et des discriminations au sein de la société turque. Contrairement à de nombreux jeunes musulmans vulnérables, Ahmet provient d’une famille aisée de classe moyenne et se retrouve confronté à un père intransigeant qui cherche à imposer sa propre vision étroite de ce qu’est un bon musulman.

La réalisation se caractérise par des angles simples et perspicaces qui semblent mettre en lumière les sentiments les plus intimes d’Ahmet. La relation entre Ahmet et Hakan, un autre pensionnaire plus âgé, constitue l’un des aspects les plus captivants du film. Leur intimité, malgré leur méconnaissance mutuelle, émerge des défis qu’ils partagent sur le moment, plutôt que des problèmes extérieurs aux murs du dortoir. Cette relation offre une échappatoire dans un monde laïque, mais elle devient également le reflet cruel de la réalité à laquelle ils sont confrontés. Lorsque les deux tentent de s’évader de leur institution éducative et que le film délaisse les contrastes bruts du noir et blanc pour des couleurs chaudes et douces, une lueur d’optimisme et de possibilité pénètre dans la vie d’Ahmet. Toutefois, il devient rapidement évident qu’il s’engage dans une trajectoire incompatible avec celle de Hakan, et leur relation se dégrade promptement. Cette douloureuse réalité met en évidence l’absence de véritable échappatoire aux défis inhérents à la société laïque et à l’éducation religieuse en Turquie.

En fin de compte, Yurt est un film qui explore la foi non pas au travers des institutions religieuses, mais au sein des cœurs et des esprits des croyants. Il pose la question de savoir dans quelles conditions la foi peut s’épanouir, en particulier pour un jeune homme qui se sent déconnecté de l’Histoire. L’œuvre personnelle et historique de Nehir Tuna se rapproche de manière intime d’un individu symbolique. Elle nous pousse à méditer sur la façon dont Ahmet est contraint de mener sa vie et à nous interroger sur la justesse d’une telle situation.

Yurt de Nehir Tuna, 1h56, avec Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik – Au cinéma le 6 mars 2024

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