[CRITIQUE] Man in black – Filmer, c’est filmer des corps

Alors que Jeunesse, le printemps est toujours en salle, Arte sort gratuitement sur sa plateforme le dernier film de Wang Bing, Man in black. Une double actualité comme l’était également celle de la présentation de ces films au dernier festival de Cannes. Pourtant, au-delà d’une sortie concomitante, difficile de discerner les similitudes entre les films. Jeunesse, première partie d’un documentaire fleuve d’une dizaine d’heures, prise de vue directe de bruyants ateliers textiles, s’inscrit, en cela, dans la filmographie du réalisateur chinois (À l’ouest des rails, Argent amer). Man in black, documentaire dont la durée ne dépasse pas l’heure, s’intéresse, quant à lui, à Wang Xilin, un célèbre compositeur chinois de 86 ans, qui fut persécuté par le parti communiste chinois. Son sujet, s’il n’est pas sans lien avec le remarquable Les âmes mortes, surprend. Bing nous a certes habitués à peindre des portraits, mais ceux-ci provenaient de la société civile chinoise la plus ordinaire qui soit. Ce portrait de Xilin constitue donc une première incursion dans la vie d’une personne célèbre. Un artiste qui plus est. Ce statut permettant à Bing de s’essayer à quelques expérimentations. 

© Wil Productions

Au Théâtre des bouffes du nord, Xilin s’avance sur scène dans une salle vide et se met littéralement à nu. Aucun vêtement ne couvre sa peau, certes, pour figurer le fait qu’il se livre sans fard, mais surtout cela permet à Bing de s’intéresser à ce corps. Un corps vieillissant, flétri, rabougri, affaissé, peinant à se mouvoir et dont les rides, les plis et les imperfections apparaissent en relief au gré d’un subtil jeu de clair/obscur. Plus encore, se dévoilent, à mesure que Bing glisse sur cette peau, les blessures, les cicatrices et les sévices qui y sont imprimés. Torturé, martyrisé, molesté ; le corps n’oublie rien. Encore moins les ordres et les intendances auxquels il a dû se plier. Automate dévitalisé, marqué dans sa chair, il imite, et reconduit ad nauseam les postures souffrantes et humiliantes : s’agenouiller, demander pardon, porter des sacs de gravats, s’effondrer de fatigue. Le corps n’oublie rien. Et c’est bien ce à quoi renvoie cette danse cathartique effectuée par Xilin. Pour avoir tenu tête à l’appareil d’Etat, il passera quelques années en camp de rééducation à travailler, en poursuivant son auto-critique. La structure étatique, puis le camp, en tant qu’institutions créatrices de pouvoirs et donc de violences, ont domestiqué son corps. Dans une approche similaire à celle de Foucault, Bing dévoile le corps comme cible du pouvoir souverain et des techniques disciplinaires. « Le pouvoir est domination : tout ce qu’il peut faire, c’est interdire, et tout ce qu’il peut commander, c’est l’obéissance. Le pouvoir en dernier ressort, c’est la répression ; la répression c’est l’imposition de la loi ; et la loi exige qu’on s’y soumette. » (Dreyfus H, Rabinow P. Michel Foucault : un parcours philosophique.) D’ailleurs, la caméra de Bing tournoie lentement autour de Xilin durant sa performance et évoque, par son caractère circulaire, le panoptique de Bentham. Mis à nu par Foucault, c’est un dispositif carcéral qui permet à un gardien de surveiller tous ses prisonniers à 360° sans que lui-même ne soit vu. Ainsi, chaque prisonnier peut et donc croit être surveillé à chaque instant. De la même manière, un plan surplombant la scène, à la manière d’une caméra de surveillance ou d’un mirador, montre Xilin tourner en rond, traînant les pieds, traînant son corps. 

© Wil Productions

Puis, vient le moment où la parole se libère. Xilin, assis, commence à raconter sa vie. Enrôlé à 13 ans dans l’armée populaire, il rejoindra le parti communiste avant de s’en détacher lorsque ses velléités artistiques ne se superposeront plus avec les demandes des apparatchiks. Viendront ensuite les persécutions, pour lui, mais aussi pour ses proches puisque certains finiront assassinés. Enfin, viendra la musique. Celle que l’on entend durant son monologue animé et qui le chevauche, qui l’éclipse même tant elle est forte. C’est qu’il n’y a aucune importance à saisir sa parole, sa musique charrie en elle la même souffrance, la même colère ; que ces émotions soient exprimées par des mots ou par ses compositions n’importent peu, le sens est le même. Une grande partie du travail de Xilin a donc été de « représenter musicalement » ce qu’il a vécu. Ainsi, nous indique-t-il que la figure du prisonnier ou du fou reviennent dans les mouvements de ses différentes symphonies. Il transpose simplement ce que son être a enduré et c’est pourquoi lorsqu’il joue au piano Bing ne filme pas ses mains virtuoses sur le clavier, mais encore et toujours son corps. De la même manière qu’il est la force créatrice de l’oeuvre de Xilin, il se retrouve au centre du dispositif de Bing. Cézanne affirmait, à propos de la peinture, « On ne peint pas des âmes. On peint des corps, et quand les corps sont bien peints, foutre ! l’âme, s’ils en avaient une, l’âme de toutes parts rayonne et transparaît.» Dans une sorte de prolongement pictural, filmer c’est peut-être aussi filmer des corps.

Man in black de Wang Bing, 1h, avec Wang Xilin – 15 janvier 2024

8/10
Note de l'équipe
  • Pierre Laudat
    8/10 Magnifique
    Dans un geste presque expérimental, Wang Bing réalise un film foucaldien qui expose les rapports entre le pouvoir et sa cible, le corps.
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