[CRITIQUE] Jeunesse (Le Printemps) – Coudre son propos

Évitons toute circonlocution : visionner une œuvre de Wang Bing constitue un véritable exercice d’endurance. Le maître chinois du documentaire long-format impose, indéniablement, un palais à cultiver. Afin de prévenir toute fuite précipitée des exploitants, son récent opus, intitulé “Jeunesse”, a judicieusement été segmenté en trois volets. Le premier d’entre eux, baptisé Jeunesse (Le Printemps), fait son entrée en ce premier mois de l’année 2024 dans les salles obscures. Cette première de Jeunesse scrute la jeunesse chinoise, tel que le sous-entend son titre, composée de jeunes individus dans la vingtaine, immergés dans un quotidien de labeur répétitif au sein des ateliers de confection de la cité de Zhili, épicentre de la production vestimentaire en Chine.

Pour (re)découvrir l’origine du nouveau manteau d’hiver récemment acquis pour votre progéniture, accordez-vous la vision de ce documentaire de 3 heures et 35 minutes. Il vous livrera également un éclairage significatif sur les conditions de travail précaires qui touchent la jeunesse chinoise, ainsi que sur leur gestion de la vie, de l’amour, et des interminables heures d’ouvrage.

Copyright 2023 House on Fire, Gladys Glover et CS Production

L’approche d’observation du cinéaste nous catapulte au cœur des tumultueuses machines à coudre, au sein d’une des nombreuses usines de la cité de Zhili. Il nous présente les jeunes ouvriers, chacun d’eux étant préalablement esquissé par une brève introduction textuelle à l’écran, bien que leurs noms puissent échapper à notre mémoire ; leurs visages se suffisent à eux-mêmes. Le documentaire alterne entre différents groupes d’employés d’usine, mais chacun d’eux s’engage dans des interactions plus ou moins similaires, conformes aux attentes que l’on pourrait avoir lorsque l’on rassemble un groupe de jeunes hommes et femmes dans un espace exigu. Badinage, compétition, flirts et désaccords, autant de dynamiques pour rompre la monotonie du travail. La plupart d’entre eux, si ce n’est tous, sont originaires d’autres contrées, vivent dans des conditions précaires au sein des dortoirs contigus aux usines, ne regagnant leur foyer qu’après de longs mois de labeur acharné (la saison mentionnée dans le titre est significative). À mesure que les jours s’étirent en semaines, puis en mois, les détritus s’amassent sur les balcons des lieux de travail et des zones de vie, habilement mis en scène grâce au montage astucieux de Wang.

Malgré la rigueur de leur occupation et les précarités de leur existence, ces jeunes âmes ne semblent pas accablées par le fardeau de leur réalité, même s’ils n’hésitent pas à revendiquer une revalorisation de leur salaire auprès de leur employeur. Leur rétribution est indexée sur le nombre d’articles vestimentaires achevés, chaque modèle complexe déterminant le montant perçu. Des pourparlers empreints d’ouverture avec leur patron sont entrepris quant à l’augmentation de ces émoluments. Bien qu’il se montre inflexible, il ne semble pas déstabilisé par leurs requêtes. En dehors de ce litige, ces jeunes individus mènent une existence simple, ne s’attardant guère sur les contingences de leur situation. Ils se concentrent sur les plaisirs et les relations qui les unissent, leur salaire et la quête d’une production prolifique étant leur unique préoccupation. Le trait saillant de ce documentaire, c’est l’optimisme résolument jeune qu’il exhale.

Copyright 2023 House on Fire, Gladys Glover et CS Production

Malgré la posture d’observateur détaché de Wang Bing, ses sujets reconnaissent sa présence de temps à autre, ce qui engendre quelques moments comiques au sein d’un film par ailleurs empreint de sévérité. La direction artistique et les prises de vue sont directes, conformes aux attentes que suscite un documentaire signé Wang Bing. De la musique diégétique surgit par moments pour apporter une touche de vivacité aux enceintes en béton capturées par sa caméra, qu’il s’agisse de rythmes techno ou de mélodies chinoises d’amour classiques.

Cependant, la majeure partie de la bande-son est dominée par le lancinant bruit des machines à coudre, un son qui hantera votre esprit durablement. À l’instar de l’empreinte laissée par les jeunes protagonistes du titre, leur persévérance et leur foi en un avenir meilleur, indubitablement incertain confère à Jeunesse (Le Printemps) une saveur mélancolique, propice à susciter des questionnements sur les saisons futures, tant à l’écran que dans la réalité, qui attendent ces jeunes individus.

Jeunesse (Le Printemps) de Wang Bing, 3h35, documentaire – Au cinéma le 3 janvier 2024

8/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    7/10 Bien
  • Vincent Pelisse
    8/10 Magnifique
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