La Chimère, le dernier film de la trilogie « campagnarde » d’Alice Rohrwacher, occupe une place singulière dans la filmographie de la réalisatrice. Il s’agit à la fois d’une conclusion et d’un retour aux sources, sans se situer ni dans le futur ni dans le passé. Alors, où trouve-t-on ce long-métrage sur l’échelle temporelle ? Il se situe précisément dans le présent, abordant de front des enjeux contemporains tout en dégageant une dimension intemporelle. Sa force réside justement dans sa capacité à susciter cette confusion temporelle, caractéristique des grands films qui traversent les époques. En témoigne le fait qu’au fil des mois, il gagne en profondeur dans mon esprit. Ce qui n’était qu’une comédie dramatique surprenante lors de sa première projection devient quelque chose de bien plus vaste et complexe à mesure que le temps s’écoule.
C’est l’histoire d’Arthur, interprété par Josh O’Connor, qui retourne dans son village natal. Sur les rives de la mer Tyrrhénienne, il retrouve son groupe d’amis d’enfance, des pilleurs de tombes qui comptent sur le retour d’Arthur pour poursuivre leurs activités. En effet, notre protagoniste, un archéologue amateur, possède un don étrange : il peut détecter les vides dans la terre, révélant ainsi les éventuelles ruines étrusques de la région. Il est ainsi capable de révéler le passé et de dénicher de nombreux artefacts qui ont aujourd’hui une grande valeur. Parallèlement, il doit prendre soin de la mère de son amour de jeunesse, prétendument décédée, et faire face aux manigances d’une trafiquante d’art. Un programme qui semble d’emblée très vaste, mais qui ne nous perd jamais une seconde.
Dès les premières secondes de son récit, Rohrwacher affiche sa volonté d’explorer le temps et, plus précisément, l’impact du passé sur le présent. Pour ce faire, un retour aux sources est nécessaire. L’histoire se déroule donc dans la campagne italienne des années 80, correspondant à l’enfance de la réalisatrice. Le premier tiers du film est essentiellement une chronique de la vie rurale de l’époque, mettant en avant les coutumes, les activités et les modes de vie. Retrouver l’histoire pour la préserver, voilà l’objectif commun d’Arthur et d’Alice. Ils y parviennent cependant de manière différente : pour Arthur, il s’agit de fouiller les vestiges étrusques et d’en extraire des artefacts, tandis qu’Alice filme La Chimère en 35 millimètres, avec les séquences les plus oniriques (représentant également le passé d’Arthur) tournées en Super 16. Cela permet de plonger réellement dans les méandres du temps pour en extraire des images et des lieux qui ne sont plus filmés de nos jours. Cette combinaison de poésie et de politique, d’intemporel et de contemporain, est ce qui fait la grandeur du long-métrage.
La chimère, c’est donc un rêve inatteignable, qui à plusieurs moments du film symbolise les pouvoirs d’Arthur. Cependant, malgré ses talents, notre apprenti archéologue découvre bel et bien des ruines et gagne de l’argent. Alors, si ce rêve est atteint, quelle est donc sa véritable chimère ? Celle qui donne son titre au film et qui empêche notre héros tragique d’accéder à un futur radieux. Son objectif secret semble être un deuil insurmontable, celui de son grand amour tragiquement disparu. Le passé le hante constamment, omniprésent dans sa vie, empêchant Arthur de vivre pleinement le présent. Tout au long du film, les personnages secondaires l’appellent « l’Anglais », en référence à son pays d’origine, qu’il a quitté il y a bien des années. De plus, les paysages qu’il traverse sont en ruines, à la fois économiquement et temporellement. Sa maison n’est plus qu’un vestige, et même lorsque le film emprunte des éléments au genre du film d’espionnage, comme lors de la séquence maritime, il reste prisonnier de carcans d’une autre époque. À certains moments, l’œuvre revisite les James Bond des années 80, évoquant une fois de plus l’enfance de la réalisatrice. Le passé est tenace.
Si tenace qu’il traverse même le film, et même son quatrième mur, avec l’apparition d’actrices importantes pour la cinéaste, comme sa sœur Alba et Isabella Rossellini, qui établissent un lien entre le passé d’Alice et l’histoire du cinéma italien. Cette exploration des ruines italiennes met en lumière autant l’Italie contemporaine et ses inégalités territoriales que les démons du personnage principal. Arthur ne ressent pas seulement le vide des ruines étrusques, mais aussi celui laissé par son ex-compagne dans son cœur. Les deux histoires s’entremêlent constamment, la terre représentant à la fois la source de richesse d’Arthur et sa plus grande perte avec la tombe de son grand amour.
C’est quoi le cinéma selon Rohrwacher ? Une manière d’entremêler passé et présent, avec l’espoir de créer un futur meilleur. La chimère d’Arthur consiste à penser qu’en fuyant son passé, il peut l’effacer. Le récit, en effet, comporte de multiples boucles, démontrant que l’on ne peut pas si facilement échapper à l’un des éléments qui nous définissent. La dernière séquence voit d’ailleurs Arthur affronter son traumatisme, le seul moyen pour lui de vivre enfin dans le présent.
La Chimère d’Alice Rohrwacher, 2h10, avec Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini – Au cinéma le 6 décembre 2023