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[ANALYSE] Cet Obscur Objet du Désir (1977) – Qui aime bien châtie bien, vraiment ?

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Par William Carlier

On connaît Luis Buñuel pour ses engagements au sein de son œuvre intégrale, contre la bourgeoisie, les dogmes et institutions religieuses gouvernant la société tout entière. Dans Cet Obscur Objet du Désir, l’immense réalisateur mexicain ne cesse de revenir à ses thèmes les plus primordiaux de sa filmographie : il y sera question de sado-masochisme par le biais du plaisir dans la douleur tant recherchée par le bourgeois dénommé Mathieu et interprété par Fernando Rey, infligé principalement par l’Espagnole Conchita (interprétée respectivement par Carole Bouquet et Angela Molina). Au départ d’un long voyage en train de Séville à Paris, le bourgeois se remémore et raconte avec passion et chagrin, son histoire d’amour tortueuse avec son ancienne amante…

Déjà dans l’Age d’Or (1930) où Buñuel s’inspirait des 120 journées de Sodome du marquis de Sade, le réalisateur s’intéressait à la question du sadomasochisme. En adaptant le roman de Pierre Louÿs « La Femme et le Pantin » repris successivement par diverses adaptations cinématographiques, Luis Buñuel reprend la majorité des séquences du texte pour illustrer les efforts des deux protagonistes tenant à s’infliger respectivement une souffrance, qui conditionnerait leur accès au plaisir. Paradoxalement, qu’il s’agisse des environnements intérieurs ou extérieurs, un même objet revient au cours du film, qui pourrait bien constituer l’Obscur objet du désir en lui-même : le sac de linge sale ne cesse de faire irruption, à la fin du récit pour la séquence surréaliste, derrière une vitrine, saisi par une couturière sous les yeux tristes de Mathieu et Conchita. L’œuvre de Buñuel ne peut laisser de marbre, comme chacun de ses longs-métrages, on ne cesse de s’interroger sur les représentations parfois symboliques sur l’état psychologique de ses personnages voire de la société tout entière. Si Cet Obscur Objet du Désir est une parfaite fin de carrière pour son réalisateur, c’est bien parce qu’il convoque un message sans équivalent et résumant son cinéma : la société serait elle-même responsable de ses dégâts quotidiens, cultivant le plaisir dans la douleur, ses citoyens restants apathiques devant la douleur ressentie ou perçue. Tous sadomasochistes donc ?

Le sadomasochisme est d’abord présenté au spectateur comme restreint au couple, Mathieu trouvant en Conchita la parfaite compagne pour la quête au désir. Menant la danse, Conchita ne cessera de stimuler sadiquement Mathieu, par l’humiliation et la frustration exactement comme dans le roman de Louÿs. Du linge sale dont elle se vêtit dans lit, empêchant Mathieu d’accéder à son désir charnel, jusqu’à la scène de flamenco où Conchita sera dévêtue à l’exception de la paire de bas noirs, en exposant son sexe ouvertement à un public masculin, la femme ibère ne cesse plus de torturer son amant. Refusant de lui dévoiler son corps et préférant l’exhiber aux yeux des autres hommes, Mathieu est tenté par la jalousie, mais surtout le dégoût, bien évidemment contraire au désir. Mais l’orchestre psychologique dont Mathieu est victime ira sans doute plus loin dans la farce, lorsqu’il sera témoin du rapport sexuel entre Conchita et un guitariste rencontré plus tôt dans le film…

Prisonnier, Mathieu ne parvient pas à accéder à son désir, qu’il soit physique ou émotionnel.

Buñuel n’hésite pas, exactement comme dans ses films les plus provocants, à jouer de l’attention de son spectateur, en choisissant d’accentuer les traits de Mathieu, bourgeois naïf et répugnant de médiocrité. Son impudeur affichée dans le train, contant son récit de douleurs tel un enfant pourrait le faire après avoir reçu punition, le renvoie à ce qu’il est : un être dont le vide existentiel, se limitant à la recherche du désir, le rend enclin à prendre toujours plus plaisir à souffrir… Jusqu’à l’image phallique du palmier filmé en contre-plongée en guise de générique d’introduction et couvrant le nom de Fernando Rey, ce personnage ne cessera jamais d’accepter la douleur dans le film ou y restera indifférent, au demeurant, il n’a que pour seul obsession l’érotisme. Cet Obscur objet du désir est alors un film tout à fait paradoxal, puisqu’à chaque spectateur, compassion pour ce personnage il y aura ou pas ! En effet, comment ne pas y voir la remise en cause de la hiérarchie familiale et sexuelle du rapport mari et épouse du mariage, comme celui de l’homme et la femme : par la souffrance imposée à Mathieu, Conchita y trouverait but à s’émanciper et ne plus rester cloisonnée dans une sphère dictée par les normes sociétales. Cela est d’autant plus juste, qu’il s’agit d’une réflexion retrouvée dans l’ensemble du cinéma de Buñuel, particulièrement dans le Charme discret de la bourgeoisie (1972) ou bien évidemment, dans El (1953) où l’on suivait une jeune femme mariée alors que son riche époux commence à devenir paranoïaque et jaloux. Mathieu acceptera tout, masochiste jusqu’au point d’apercevoir Conchita en double. C’est là toute l’ambiguïté du film, puisque Conchita est doublement interprétée : revêtirait-elle deux visages pouvant stimuler l’intérêt de Mathieu pour son désir ? Est-ce lui qui la fantasme comme telle ou Conchita jouant de ses charmes pour mieux le torturer ? Buñuel ne donne pas de réponses à la question et trouble son spectateur. Désorientés nous sommes, troublés aussi. Alors qu’ Angela Molina semble représenter la sensualité de son personnage, présente dans l’ensemble des scènes incluant exhibition, Carole Bouquet est une représentation plus amère et froide de Conchita, refusant les avances de Mathieu.  Ainsi, à femme soumise le désir d’indépendance, à femme rigide le désir de porter la culotte ! Tant de problématiques pour Mathieu, ne parvenant jamais à ses fins.

Le film renvoie également à une dimension collective du sadomasochisme, voire inné.
Ainsi, Mathieu subira également les affronts de la société entière, soumis aux autres et pas seulement à la femme qu’il souhaite désirer, se voyant refuser le billet de train au début du long-métrage comme témoin d’un attentat à la gare, quitte à ce qu’il rate l’arrêt. De son apparence physique et sociale dominante, il ne reste plus grand-chose, hormis matérielle. Une fois sorti de la limousine, Mathieu subit toutes sortes d’irritations sans pour autant broncher une seconde. Cette dimension sociale est toute propre à Buñuel, puisqu’absente du roman de Louÿs (seulement exclusive à la relation intime) et constitue un aboutissement thématique pour le cinéaste. La confession publique lors du voyage ferroviaire, adressée à trois personnes dont un magistrat, psychologue et mère de famille accompagnée de son enfant est plus qu’évocatrice :  la justice, l’institution mentale, et la morale de la société dans la complaisance totale avec le récit évoqué par Mathieu, quitte à en demander la suite. De l’approbation par les figures imposant les diktats, il n’y a définitivement plus d’espoir pour sauver l’homme, et même si cela reste implicite, il est difficile de ne pas y voir de nouveau la satire sociale chère à Buñuel.

Toute une société à l’écoute, avec ressentiment bien sûr.

Société apathique devant la douleur de l’autre mais également destructrice, Buñuel ajoutant une dimension politique au roman de Louÿs, se référant principalement ici au terrorisme évoqué par l’attentat du début de film dont Mathieu est le spectateur, tuant un bourgeois âgé et son chauffeur. D’une manière absolument différente, à percevoir entre les lignes, Mathieu entendra parler d’une fusillade orchestrée par un groupuscule catholique évoquée par le magistrat dans le train. Ironiquement, en réponse aux attaques politiques et terroristes, les forces armées et policières sont absentes de part et d’autre, à l’exception d’un gendarme aperçu. Une justice clémente, condamnant les membres du Groupe Armé de l’Enfant Jésus à trois ans de prison, comme divertie par la violence sociale. Mathieu ne sourcillera guère devant l’explosion, et c’est tant mieux pour lui, à défaut d’obtenir son désir, il se fera littéralement exploser, Buñuel terminant son long-métrage là-dessus.

Soit la réponse à une interrogation, Mathieu est indifférent à la torture qu’on lui afflige ou qu’il perçoit, il la recherche comme la société. Cependant, c’est l’introduction qui confirme le génie son auteur. Dégoûté de Conchita comme désemparé tant il est rongé de l’intérieur, en se glissant sur les marches du train, Mathieu ne souhaite plus la revoir. Pourtant, et de manière cyclique, il prendra plaisir à se confier dans la douleur. Hélas, au bon bourgeois, ses vieilles habitudes.

Dernière œuvre pour le cinéaste, Cet Obscur Objet du Désir s’avère être le film ultime d’une immense filmographie, convoquant réflexion politique, comédie noire contre la bourgeoisie et hiérarchie des normes sociales, comme surréalisme et absurde. En évoquant à nouveau la désacralisation des rapports amoureux comme affectifs (on se souvient du terrible Viridiana en 1961),  Buñuel émoustille et amuse. Du doux soleil projeté sur les troncs des palmiers, ne reste plus qu’un désir inatteignable.  

Cet Obscur Objet du Désir, disponible en DVD/Blu-ray et VOD.

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