[CRITIQUE] Sans Filtre – Shitty Ship

Ruben Östlund ne met pas d’accord son public, qu’il avait un peu offusqué lorsque The Square avait remporté la Palme d’Or. On disait son style irritant, son propos social prétentieux en plus de comporter un semblant d’intrigue assez vide de substance. A bien y repenser, son cinéma s’articule autour d’une idée majeure, désarticuler la structure sociale qui rend prisonnier un personnage principal tout en illustrant les conséquences sur son entourage. La méthode est de nouveau utilisée pour Sans Filtre, quitte à déjà déplaire son public sur le film sacré par le jury de Cannes. Alors que la Fashion Week est terminée, Carl et Yaya commencent à questionner leur couple. S’ils savaient qu’il allait partir à la dérive, c’est le yacht qui les prend par surprise. L’hypocrisie sociale est sur le point de se vider.

Le titre original du film « Triangle of Sadness » est plus convaincant que ce titre français, lorsque l’on remet en perspective les trois actes du récit. Face à la bourgeoisie ici ridiculisée par la satire, un vendeur d’engrais crache sa haine contre le marxisme, communisme, et socialisme. Puis, un leitmotiv revient sur trois notes précises. Et un triangle amoureux surgit de nulle part. Ce triangle de tristesse, que l’on explique en début de film comme un défaut d’expression sur le visage du mannequin, sera le point central de l’intrigue. Östlund s’amuse à déconstruire le rapport social jusqu’à pousser ses personnages dans leurs retranchements, à l’occasion d’une scène hilarante et un peu dégueulasse où le dégueulis de vomis est sur le point de noyer ses consommateurs.

© Plattform-Produktion

L’humour n’est pas spécialement fin, mais participe à mettre en lumière les contradictions des personnages. Le réalisateur exploitait déjà cela sur The Square, et le fait davantage ici, créant un comique de situation à rendre un équipage victime de ses abrutis. La réalisation est propre, et met très bien en scène les personnages dans le cadre, quitte à parfois rappeler La Croisière du Navigator (1924) à l’occasion du basculement de la croisière la nuit. De cette manière, les trois actes sont très différents dans leur registre quitte à trop l’être. Alors que le premier s’attache à développer la problématique sociale à laquelle Carl doit faire face, lui qui souhaite vivre une vraie relation sans répéter les clichés du rapport masculin-féminin, la deuxième est une explosion renvoyée contre ce même comportement social : la manipulation de son image, de ses sentiments. On finit par se moquer de cette grenade envoyée par un pirate, les deux vieillards croyant rêver d’en voir une comme celle qu’ils vendent, comme la dernière soirée au bar sera l’antithèse des prochaines sur l’île.

Cela a ses limites dans la mesure où certains passages sont assez prévisibles, surtout sur la répétition des gags quoique peu dispensables parfois sur le yacht. Mais il faut saluer le dernier acte qui répond efficacement à l’introduction, Carl se retrouvant le véritable auteur de la manipulation contre sa dulcinée. Cette fois-ci, c’est lui qui séduit par son image, mentant quelque peu sur ses sentiments à aller faire son commerce alimentaire tout en substituant sa fonction de mannequin en prostitué. Le choix de rendre la femme de ménage « leader » de ce groupe désuni donne lieu à quelques scènes drôles, où les acteurs, notamment Harris Dickinson et la regrettée Charlbi Dean peuvent exprimer leur ressenti en une expression, un regard. Cela contraste logiquement et correctement avec le peu de clarté sur ce que l’on pouvait penser de ces personnages en début de film, qui ne se dévoilaient pas si ce n’est lorsqu’ils étaient confrontés à leur audience.

© Plattform-Produktion

Sans Filtre n’est pas non plus un grand film, et il serait mentir de dire qu’il est renversant par son écriture, certes convaincante dans le ton humoristique mais pas aussi fort que ne serait-ce certains films de Luis Buñuel exploitant bien les rapports entre bourgeois et le commun des mortels. On pensera notamment à l’excellent Viridiana (1961) et le Charme discret de la Bourgeoisie (1972). La conclusion est assez précipitée, et l’idée d’un lieu touristique perd un peu le charme de ce qui avait été développé avant. Seulement, la revanche du patriarcat est assez jouissive et bien introduite dans la progression du scénario, classiquement.

S’il est certain que le film ne va pas conquérir tous les cœurs du public, il faut attester de la force visuelle de plusieurs séquences, caractéristiques du talent indéniable du réalisateur. Ceux qui ont détesté l’écriture alambiquée de the Square ne se retrouveront pas vraiment ici, puisque l’œuvre agit dans la continuité de ce dernier. Cependant, le film est certainement à voir en salles, personne n’y sera insensible et il est bon de se faire sa propre opinion.

Il manque de la subtilité à Sans Filtre, mais pas d’énergie. Quant à lui décerner le prix du meilleur film à un festival, cela est une autre question à laquelle la réponse semble évidente : non. Mais, voyez-le !

Note : 4 sur 5.

Sans Filtre au cinéma le 28 septembre 2022.

3
0

Un Ping

  1. Pingback: [CRITIQUE] Iron Claw - De l'autre côté du ring - C'est quoi le cinéma ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *