[CRITIQUE] Joyland – Qu’est ce qu’un film important ?

Qu’est-ce qu’un film important ? À quel moment une œuvre passe-t-elle cette fine frontière qui fait d’elle un objet essentiel, important pour les sociétés dans lesquelles elle évolue ? On parle beaucoup actuellement de l’immense paquebot de Cameron, Avatar : La Voie de l’eau, qui révolutionne les technologies de cinéma. Nous pourrions alors penser que c’est ça un film important : un long-métrage qui dépasse toutes les limites fixées auparavant. Et pourtant ce qui fait qu’un film est essentiel est bien plus simple, toute la beauté se trouve dans les détails. Désintéressons-nous, au moins quelques minutes, des blockbusters comme parcs à attractions pour aller vers un autre cinéma, Joyland. Un film important.

Avec ce film Saim Sadiq, dont c’est la première réalisation, place le cinéma pakistanais sur le devant de la scène internationale en se plaçant dans la compétition officielle du festival de Cannes. Joyland repart d’ailleurs avec le prix du jury mais également le Queer Palm. Une belle réussite qui se continue à l’international puisque le film est également sélectionné pour les oscars comme représentant du Pakistan. Partout où il passe, le film impressionne, frappe et choque par son importance. Un film touchant, parfois même poétique, et pourtant très critique contre la société patriarcale pakistanaise. Cette fougue a d’ailleurs failli faire censurer le long-métrage, qui en partie grâce à son succès international, est toujours diffusé au Pakistan. C’est dans ces détails que l’on se rend compte de l’importance de ce plus « petit » cinéma. Joyland est un film important car il place le cinéma pakistanais sur le devant de la scène internationale, qu’il dénonce les dérives d’un système brutal mais surtout qu’il livre un guide sur comment garder espoir au cœur de cet enfermement.

À la belle étoile – © Condor Distribution

Le scénario de Joyland n’est pas joyeux, il dépeint une société patriarcale, proche de la réalité pakistanaise, dans laquelle les hommes ont le contrôle total de la vie des femmes. Alors même qu’ils sont infirmes, incapables de faire leurs besoins par eux-mêmes ou même de se nourrir, ils vont pourtant contrôler chaque aspect de la vie des femmes de leur famille. Ce qu’elles doivent porter, le travail qu’elles doivent effectuer ou encore si elles ont le droit de sortir, toutes ces décisions ne sont pas prises par les personnages féminins. Ce système viriliste oppresse les personnages jusqu’à un enfermement même du cadre : en 4/3 la pression se ressent encore plus, tandis que le surcadrage renforce cet effet constant. Pourtant malgré ce constat pessimiste sur la société pakistanaise il y a une forme de beauté qui va se détacher de Joyland, une beauté qui vient de la photographie sublime bien évidemment (l’une des plus belles que vous verrez cette année sans aucun doute). Mais cette poésie et cette liberté, elles, proviennent également de trois personnages, entre lesquels le film va alterner.

Le premier d’entre eux à se libérer du carcan viriliste et patriarcal est Haider, interprété par Ali Junejo, qui livre une prestation impressionnante avec une gamme de jeu large et surtout physique. La libération physique c’est justement ce qui va permettre à Haider, jeune homme se questionnant sur sa sexualité et sur son rôle d’homme, de s’émanciper de ce système. Par la danse, et donc l’art, il va se découvrir lui-même mais surtout découvrir tout un monde que le patriarcat tente de cacher et de réprimer, alors même qu’il profite de ces cabarets érotiques. Ce sont ces paradoxes et ces non-dits qui restreignent les protagonistes, même si Haider s’émancipe avec son nouveau travail il ne va pourtant pas assez défendre sa compagne, dont la parole vaut moins pour cette famille viriliste. Elle se retrouve alors enfermée une fois de plus, par des hommes et à cause de la lâcheté d’autres hommes. Pourtant Joyland ne juge jamais ses personnages, il les observe simplement devenir libre, chacun à leur manière.

Chemise à carreaux et surcadrage – © Condor Distribution

Le second personnage par lequel la liberté intègre le récit c’est bien évidemment celui de la danseuse, mentor et amante de Haider, Biba, qui est interprétée par l’actrice transgenre Alina Khan. Du fait de son métier, ses activités et ses convictions elle est constamment à contre-courant face à la société pakistanaise. En insistant sur le rôle de ces femmes transgenres, qui souhaite être sur le devant de la scène, le réalisateur souhaitait mettre en lumière le fait qu’au Pakistan elles sont « très visibles et très importantes » selon ses propres mots. Une importance qui au fil du temps, s’est restreinte à cause de la colonisation mais également de comportements oppressifs. Une fois de plus Joyland montre un personnage complexe, écrit avec justesse et surtout accompagné beaucoup de sincérité.

Bien que le tandem Haider-Biba apporte beaucoup de questionnements et de tendresse, la principale source de liberté et d’espoir va venir du dernier personnage principal : Mumtaz interprétée par Rasti Farooq. L’épouse d’Haider, poussée à bout par ce système qui ne répond qu’aux attentes des hommes, va tout tenter pour se libérer. Une émancipation qui ponctue le récit par de nombreux moments de joie. Mais malheureusement la réalité vient rattraper le récit, et c’est là que Joyland devient un film essentiel. Mumtaz est privée de plaisir sexuel, de travail et du moindre choix sur tous les aspects de sa vie. Poussée à bout elle n’a d’autres choix que de reprendre le contrôle sur sa vie, par un moyen tragique que nous vous laisserons découvrir en salles. Les derniers plans du film montrent une Mumtaz surcadrée derrière des barreaux tandis qu’Haider est plus libre que jamais, dernière preuve que le système patriarcal est toujours d’actualité. Joyland marque le cinéma pakistanais par sa mise en scène et son esthétique réussie mais surtout parce qu’il témoigne d’une époque et de tout un mode de vie. Une société restreinte ou pourtant la poésie et l’amour réussissent toujours à se frayer un chemin. C’est quoi le cinéma pour Saim Sadiq ? C’est avant tout une manière de témoigner, de faire un état des lieux de son pays, mais surtout de donner un message d’espoir sur comment s’émanciper. Pour Saim Sadiq le cinéma doit provenir du cœur, c’est sûrement de là que proviennent les films importants.

Joyland de Saim Sadiq, 2h06, avec Ali Junejo, Alina Khan, Sania Saeed – Au cinéma le 28 décembre 2022

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