Dans Francisca de Manoel de Oliveira émerge une création complexe et réfléchie qui aborde les thèmes de l’amour, du désir et de la société portugaise du XIXe siècle. À travers une esthétique théâtrale singulière et une narration non linéaire, Oliveira offre une analyse profonde des affections humaines tout en interrogeant le rôle de l’art et du cinéma en tant que réflecteurs de la réalité.
Celui-ci propose, en premier lieu, une vision désabusée de l’amour, où les relations passionnées sont présentées comme des manifestations absurdes, voire aberrantes, de la nature humaine. L’affrontement entre José Augusto et Camilo Castelo Branco pour conquérir le cœur de Fanny met en évidence la méconnaissance totale des personnages quant à la véritable essence de l’amour. Camilo avoue ouvertement poursuivre Fanny par plaisir, tout en cachant des sentiments plus profonds qu’il craint de révéler. De son côté, José Augusto prétend adopter une approche plus sincère, alors qu’il aspire en réalité à rivaliser avec son ami. Cette compétition se déroule en grande partie à l’écart de la protagoniste féminine elle-même, amenant le film à questionner les motivations réelles et les illusions entretenues par les amoureux. Pour représenter cet amour démystifié, Oliveira maîtrise avec brio sa mise en scène et sa direction d’acteurs. Les dialogues transmettent une gravité monolithique, les personnages évitant souvent le contact visuel lors de leurs conversations, préférant regarder droit devant eux, voire directement dans la caméra. Dans cette esthétique théâtrale combinée à de longs plans-séquences, une atmosphère d’aliénation émotionnelle est créée, laissant ainsi les personnages prisonniers de leur propre être. Ainsi, l’amour devient une expérience dépourvue d’authenticité et de spontanéité, révélant la détresse et la superficialité des relations construites sur des illusions et des égos surdimensionnés.
Francisca se distingue par son esthétique théâtrale affirmée, où les personnages interagissent directement avec la caméra, brisant ainsi le quatrième mur. Le cinéaste privilégie fréquemment les plans frontaux, qui figent les acteurs dans des compositions quasi picturales, accentuant ainsi l’aspect artificiel de la représentation. Cet artifice réduit la présence d’un monde diégétique autonome, soulignant que l’art d’Oliveira s’épanouit devant la caméra, dans les choix de ce qu’il montre et omet, de ce qu’il dit et tait. Cette esthétique théâtrale est associée à des choix narratifs audacieux tels que l’utilisation fréquente de voix off, de cartons intertitres et de tableaux illustrés. Ces éléments contribuent à créer une structure non linéaire et fragmentée, où le récit se construit à travers des épisodes distincts de la vie des personnages. Oliveira répète parfois les mêmes scènes, mais les filme sous différents angles, soulignant ainsi l’immuabilité du récit et la répétition des erreurs et des tourments des personnages. Cette approche narrative rappelle le dispositif brechtien, invitant le spectateur à une réflexion critique sur le contenu du récit et sur son implication dans la construction du sens.
Bien que situé dans le contexte politique du Portugal du XIXe siècle, le long-métrage transcende les frontières temporelles et explore des thèmes universels qui se cachent derrière les tourments humains. Les personnages masculins du film sont hantés par une mélancolie profonde, attribuée par les cartons intertitres à la déception de leurs idéaux traditionalistes. L’écriture suggère ainsi que leurs luttes et leurs désillusions personnelles font écho aux bouleversements politiques ayant secoué le Portugal à différentes époques de son histoire. Cette juxtaposition de l’intime et du politique suscite une réflexion sur la condition humaine et sur la manière dont elle interagit avec les forces sociales et historiques. La perversité humaine et la quête paradoxale du bonheur sont des thèmes récurrents dans Francisca. Les personnages masculins expriment des désirs pervertis et autodestructeurs, cherchant la satisfaction dans le contrôle et la domination plutôt que dans l’affection véritable. José Augusto aspire à exercer un contrôle absolu sur Fanny, la transformant en une martyre idéalisée, tandis que Camilo poursuit Fanny dans le but de la conquérir, même s’il prétend ne pas l’aimer. De son côté, Fanny accepte son rôle de victime et embrasse stoïquement sa souffrance. Ainsi, le réalisateur questionne les motivations profondes de chaque personnage en mettant en lumière les mécanismes névrotiques qui sous-tendent leurs actions. La quête du bonheur, souvent considérée comme l’objectif ultime de l’existence humaine, apparaît ici comme une notion perverse. Les personnages se condamnent à un anéantissement intérieur en poursuivant des objectifs qui les mènent à un état d’insatisfaction. Oliveira critique ainsi une société qui valorise les valeurs superficielles et réprime les émotions naturelles, entraînant une perversion généralisée. C’est assez fascinant.
L’absurdité comique constitue un élément essentiel. Oliveira propose des scènes surréalistes et burlesques, où le surprenant surgit au cœur de situations dramatiques. Par exemple, lors d’une cérémonie de mariage catholique, des avocats sont présents pour représenter les mariés absents, ajoutant une dimension absurde à l’événement. De plus, la façon dont les personnages déclament leurs dialogues en regardant directement la caméra renforce l’effet comique et souligne la distanciation par rapport au récit. Il transcende ainsi les limites traditionnelles de la comédie et du drame, fusionnant les éléments des deux genres pour créer une atmosphère tragicomique. L’absurdité comique permet également de mettre en évidence la critique sociale et politique présente dans le film, en soulignant les contradictions et les incohérences de la société portugaise du XIXe siècle.
Francisca utilise l’artifice comme un dispositif esthétique et conceptuel fondamental. Le cinéaste renonce à représenter la réalité de manière réaliste, optant plutôt pour façonner son film tel un prisme révélant des strates de significations multiples. À travers des choix formels tels que la mise en scène théâtrale, les plans frontaux et l’utilisation de tableaux illustrés, il crée un espace intellectuel et émotionnel qui dépasse la réalité brute. Il remet donc en question la notion d’une représentation fidèle de la réalité, suggérant que l’art cinématographique peut transcender cette conception restrictive. L’artifice devient alors un moyen de révéler des vérités plus profondes sur la condition humaine et la société. Oliveira souligne que l’art, qu’il s’agisse de cinéma, de théâtre ou de littérature, ne doit pas imiter la vie mais plutôt offrir une perspective critique et réflexive.
Par-delà son esthétique théâtrale et ses choix narratifs, Francisca propose une réflexion métacinématographique. Le film peut être interprété comme une méditation sur le rôle du cinéma en tant que reflet de la réalité et construction artistique autonome. En remettant en question la notion de diégèse, Oliveira suggère que le cinéma n’est pas limité à la reproduction de la réalité, mais peut créer sa propre réalité. L’abyme présent met en évidence le pouvoir de l’art cinématographique de façonner le monde et d’offrir une expérience esthétique et intellectuelle unique. Les personnages regardant directement dans la caméra engagent le spectateur dans un dialogue méta, l’invitant à réfléchir sur sa propre relation avec l’œuvre en question et à participer à la construction du sens.
En combinant ces différentes dimensions, Oliveira révèle sa maîtrise de l’art cinématographique et sa capacité à explorer des thèmes universels à travers des formes esthétiques uniques. Francisca représente un sommet, où l’univers artistique du cinéaste s’épanouit pleinement. Son utilisation de l’esthétique théâtrale, de la construction narrative complexe et de la réflexion méta crée un film qui transcende les conventions narratives et remet en question les fondements mêmes du septième art.
L’heureuse nouvelle réside dans l’opportunité désormais offerte par Epicentre Films de dévoiler légalement, en France, une version restaurée d’une splendeur inégalée. L’acquisition du blu-ray équivaut à une exploration inattendue, dont le dénouement demeure insaisissable. Ce qui est indubitable, c’est que cette création suscitera en vous une réaction émotionnelle, qu’elle soit empreinte d’un rejet catégorique ou d’une profonde admiration. Telle est la quintessence du septième art.
Francisca de Manoel de Oliveira, 2h47, avec Teresa Menezes, Diogo Doria, Mario Barroso – En DVD/Blu-ray le 7 novembre chez Epicentre Films