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[ANALYSE] Festen – La société décortiquée

En cette ère, la plupart des metteurs en scène ont tendance à consacrer le budget de production d’un film à des décors sophistiqués, à des technologies de tournage de pointe, ou à des images de synthèse complexes. Tout cela dans le but de procurer au public une illusion de réalisme, ainsi que d’intensifier son immersion au sein de l’univers cinématographique. Toutefois, en 1995, deux réalisateurs danois, Thomas Vinterberg et Lars Von Trier, ont édicté dix règles contraignantes dans le cadre du mouvement cinématographique qu’ils ont créé, à savoir le Dogme 95. Celui-ci avait pour objectif de simplifier la conception des films, de mettre en avant les performances des acteurs, et de faire briller l’écriture cinématographique.

Parmi ces dix commandements que tout film devait suivre pour obtenir la certification Dogme 95, figuraient des préceptes tels que l’usage permanent d’une caméra portée à la main, sans recourir au moindre trépied ni à l’appui d’une surface. De plus, le tournage devait se dérouler en un lieu unique, et tous les accessoires nécessaires devaient être trouvés sur ce même lieu. Par ailleurs, le réalisateur était interdit de figurer au générique, entre autres contraintes.

Bien que le mouvement Dogme 95 ait été de courte durée, le premier film réalisé dans le respect de ces règles, à savoir Festen de Thomas Vinterberg, demeure un témoignage saisissant du cinéma dramatique. Ceci en raison de son budget modeste, de l’incroyable puissance des performances d’acteurs, et de la mise en œuvre d’un scénario aux multiples strates.

Dès les premières séquences, se fait ressentir une économie de moyens manifeste, perceptible dans l’utilisation de cartons-titres silencieux flottant à la surface de l’eau, puis dans la transition vers des plans granuleux, capturés à la main. Ces plans nous dévoilent le protagoniste principal, Christian (interprété par Ulrich Thomsen), errant sur une route de campagne en direction de la fête d’anniversaire de son père. Bientôt, il est rejoint par son jeune frère Michael (incarné par Thomas Bo Larsen), lequel, au volant de sa famille, se dirige également vers cette réunion familiale. Il se débarrasse de sa famille afin de pouvoir conduire Christian seul.

En l’espace des cinq premières minutes du film, le spectateur est plongé immédiatement dans une expérience cinématographique singulière. L’habituelle esthétique associée à la visualisation d’un film est instantanément abandonnée au profit d’une imagerie granuleuse. Celle-ci prend une teinte baignée par le soleil, résultant du déficit d’éclairage approprié et de la qualité inférieure du film, due à l’utilisation d’une humble caméra portée à la main. Cette caméra ne peut recourir à une pellicule plus fine, entravée qu’elle est par les limites imposées par le format Dogme. Ces éléments préparent presque le public, qu’il soit novice ou averti, à affronter les révélations dramatiques tout aussi crues que les images présentées, et qui touchent à une agression sexuelle familiale aussi dérangeante que les images elles-mêmes.

Cette abrupte séquence de cartons-titres constitue une curieuse parenthèse visuelle, dévoilant à l’insu des spectateurs novices, une subtile allusion à la tragédie familiale qui hante le récit : le suicide de Linda, la sœur jumelle de Christian, survenu dans sa baignoire. Cette connexion s’opère par le biais d’une métaphore purement visuelle, à travers le reflet de l’eau sur les cartons-titres. Cette image trouve un écho dans le traumatisme aquatique au cœur du drame qui se déploie.

Plus tard dans le film, Christian se retrouve réuni avec Michael, sa sœur Helene (incarnée par Paprika Steen), ainsi que le reste de la famille, dans une vaste pièce, préalablement au début du déjeuner d’anniversaire. Les différents membres de la famille s’entretiennent entre eux tandis que la scène est capturée par une caméra portée à l’épaule. Ce moment revêt l’apparence d’une vidéo familiale faite maison, en raison de la nature imparfaite des prises de vue, privées du recours à un trépied conformément aux strictes règles du Dogme. Cela confère au public une immersion totale, les séquences étant présentées comme des instants authentiques, des conversations entre êtres réels plutôt que des acteurs interprétant des rôles de manière méticuleuse.

De plus, cette scène cinématographique met en exergue un sentiment de voyeurisme, accentué par l’impression de vidéo amateur que dégagent les prises de vue. En effet, la classe sociale aisée de la famille et les révélations à venir concernant les crimes sexuels de Helge (campé par Henning Moritzen) ne seraient pas habituellement exposés au regard du public dans le monde réel. Ainsi, ces séquences fonctionnent comme un point de vue issu de cette perspective invisible, à travers la méthode de tournage négligée qui se révèle dérangeamment réaliste.

L’événement déterminant, lors duquel Christian révèle à l’ensemble de la famille réunie autour de la table à manger que le suicide de sa sœur jumelle trouve son origine dans les abus sexuels dont ils ont tous deux été victimes de la part de leur père durant leur enfance, se déroule avec une tonalité étonnamment neutre. Ce moment passe presque inaperçu pour certains membres de la famille présents dans la pièce, perçu comme une étrange plaisanterie, ou est immédiatement occulté avant qu’ils n’aient eu l’opportunité de pleinement appréhender la gravité de ce qu’ils viennent d’entendre.

L’approche presque désinvolte adoptée par Christian pour exposer le traumatisme enfoui au sein de la famille, tant pour le premier spectateur que pour les personnages du film, choque par son absence de montée dramatique. En témoignent l’absence de bande sonore et l’absence de zooms dramatiques sur le visage d’Ulrich Thomsen au moment où il énonce ces paroles cruciales. Les réactions presque silencieuses des acteurs qui l’entourent confèrent une authenticité accrue à la psychologie des personnages. Leur feinte ignorance face à cette révélation s’inscrit dans la continuité d’une famille de la haute société, qui, dans le monde réel, chercherait à dissimuler son choc et son dégoût, afin de préserver l’illusion d’un statut social élevé, se démarquant ainsi d’une famille de classe inférieure, qui serait plus fréquemment associée aux récits d’abus et de traumatismes familiaux.

Plus tard, vers le dénouement du film, au moment où Hélène, les larmes aux yeux, lit la lettre de suicide de Linda lors du dîner, une lettre qui confirme les accusations d’agression sexuelle formulées par Christian, Helge tente de détourner l’attention de cette missive accablante en tentant de la faire brûler. Cependant, le personnel refuse catégoriquement de se plier à ses ordres, ce qui déclenche une violente explosion de colère de sa part. Finalement, il lance de manière cruelle que l’unique utilité de Christian et Linda résidait dans ces actes abominables, puis quitte la pièce pour le reste de la soirée.

Ce moment constitue l’apogée du talent d’acteur, un sommet d’émotion porté par la performance de Paprika Steen, sans recours aux artifices de cordes orchestrales mélodramatiques qui risqueraient d’éloigner le public du réalisme inhérent au film. Au lieu de cela, l’accent est mis sur une approche principalement visuelle, avec des visages désespérés silencieux, écoutant les mots prononcés par l’actrice, créant ainsi une scène d’une puissance accrue grâce à la sobriété qui permet au spectateur de réagir de manière authentique, sans qu’aucun artifice ne soit utilisé pour susciter une réponse artificielle.

En contraste saisissant avec le moment d’empathie suscité par Paprika Steen, le caractère abject et la totale absence de conscience sociale d’Henning Moritzen engendrent un profond mépris de la part du public. Cette aversion est d’autant plus intense que sa réaction est en phase avec celle que l’on attendrait d’un criminel démasqué, marquant un contraste flagrant avec la façade respectueuse qu’il arborait au début du film. Lorsqu’il déclare que ses propres enfants ne méritent que d’être victimes d’agressions, ses paroles, prononcées avec un venin glacial, le rendent indiscutablement odieux. Cette déclaration a pour effet de faire de Henning Moritzen un antagoniste d’une efficacité redoutable, du fait de la nature irrémissible de sa justification perverse des abus commis.

Si la révélation par Christian de la complicité de son père dans des actes d’abus sexuels envers ses propres enfants s’avère indéniablement choquante et perturbante, le film suggère plus tôt que Christian pourrait ne pas être un narrateur entièrement fiable, en raison des troubles mentaux qui ont marqué une grande partie de sa vie. Cette présence du doute offre au public une opportunité d’exploration et d’interrogation, laissant place à la possibilité que l’histoire de Christian soit potentiellement erronée, que ce soit intentionnellement ou non. Cette ambigüité suscite un sentiment d’implication renforcé du public dans l’évolution du récit, car la multitude de variables présentes dans le film permet d’envisager des changements de perspective évolutifs, rendant ainsi une approche directe ennuyeuse et moins gratifiante.

De plus, le thème des accusations émanant d’une source potentiellement peu fiable, tout en infligeant néanmoins des préjudices irréversibles, incite le public à réfléchir à la nature des accusations même après la fin du visionnage. Cette réflexion renforce les liens avec le film, grâce à la fascination que suscitent ces thèmes intrigants qui seront explorés ultérieurement dans la carrière de réalisateur de Vinterberg, notamment dans La Chasse.

Un autre exemple illustrant la maîtrise de l’écriture dans Festen se dévoile lorsque Michael entraîne toute la famille dans une chanson teintée de racisme, tandis que le compagnon d’Helene, Gbatokai (incarné par Gbatokai Dakinah), homme de couleur, raille Michael. Celui-ci avait préalablement expulsé Christian de la salle à manger à deux reprises, pour avoir dénoncé son père comme un agresseur sexuel, en signe de solidarité envers son frère. Cette situation suscite l’indignation d’Helene, qui observe consternée la participation de Michael et du reste de la famille à cette lamentable chanson.

Vinterberg met ainsi en exergue la toxicité intrinsèque de Michael. Ses précédentes scènes d’adultère et de brutalités conjugales s’ajoutent à son racisme patent, érigeant ainsi le personnage en symbole des aspects sombres de la masculinité aristocratique. Dans sa quête désespérée pour hériter de l’empire paternel, il s’efforce de maintenir une façade d’ordre en usant d’intimidation, tant psychologique que physique.

De surcroît, Vinterberg révèle que, en délaissant un instant les agissements d’Helge dans le récit, les familles danoises de l’élite portent en elles des traits défavorables, parmi lesquels se distingue un racisme systémique. Cette réalité découle du manque d’intégration raciale au Danemark et dans les contrées scandinaves, au sein des strates populaires. Elle s’étend même aux cercles fortunés, dont la composition démographique demeure majoritairement blanche sur la plupart des continents du globe.

Bien que l’on puisse considérer son apparence comme moins élaborée en raison des contraintes qu’il s’est imposées, l’œuvre de Thomas Vinterberg demeure une expérience visuelle d’une grande efficacité. Cette efficacité réside dans la manière dont ses images s’accordent harmonieusement avec les thèmes du film, les performances des acteurs, ainsi que la qualité de l’écriture. Dans un contexte où les budgets des productions cinématographiques ne cessent de croître, à l’exception des marchés indépendants de niche, l’industrie du cinéma semble se fondre dans une concoction méconnaissable, oscillant entre des superproductions artificielles et des extravagances à vocation événementielle.

Pourtant, après des réalisations marquantes telles que Festen de Vinterberg et Breaking the Waves de Von Trier, le mouvement du Dogme 95 s’est malheureusement retiré sans avoir pu influencer de manière significative l’industrie cinématographique grand public. Cependant, il conserve le potentiel de revenir en force au fil du temps, en tant que force de renouvellement et de revitalisation pour une industrie en quête d’authenticité artistique.

Festen de Thomas Vinterberg, 1h41, avec Ulrich Thomsen, Henning Moritzen, Thomas Bo Larsen – Ressorti au cinéma le 15 décembre 2020