Martin Scorsese est un auteur iconoclaste, souhaitant trouver l’indépendance à Hollywood sans que les producteurs viennent s’immiscer dans l’écriture et le montage final de ses films. Coppola est un autre exemple en la matière, ayant créé son studio Zoetrope pour développer ses propres créations. De tels auteurs comme Cassavetes, Altman ou Samuel Fuller, dont Scorsese est l’héritier, attaquent sans cesse le conformisme et éclatent les genres cinématographiques pour mieux les redéfinir.
A l’occasion de la présentation de Killers of the Flower Moon au Festival de Cannes, revenons sur les meilleurs films de Martin Scorsese. Un cinéma de réflexion sur le mythe américain, qui on l’espère, n’aura rien perdu de sa grâce avec son dernier film.
10 – Le Loup de Wall Street
L’exercice aurait pu tourner à la caricature : un récit proche de Casino, une effervescence constante du personnage principal risquant le grandguignolesque. La débauche progressive du courtier en bourse incarné par DiCaprio passionne pourtant, Scorsese assumant le ton comique sur la durée entière du long-métrage. Il faut également dire que l’homme maîtrise toujours autant le montage, redéfinissant une partie de son style cinématographique. Le Loup de Wall Street devient passionnant à mesure que le trajet hilarant, presque grotesque de Belfort touche à la sensibilité de son personnage, un poil attachant par sa médiocrité. Cela est évidemment lié à la performance exceptionnelle de l’acteur, passant du rire au cynisme, aux larmes en un instant sans sourciller. Il est alors facile de penser à la facilité pour un tel cinéaste à refaire une descente aux enfers version boursière, mais le film se distingue nettement de ses récits les plus frénétiques en choisissant un point de vue principalement centré sur Jordan Belfort à l’instar de Citizen Kane sur quelques aspects. Ce qu’il a créé, détruit, et rassemblé est fortement retranscrit par la mise en scène, évoquant autant l’ascension sociale que la décadence entrepreneuriale. Tétanisant.
9 – Les Infiltrés
Lauréat d’un Oscar du meilleur film, Les Infiltrés se distingue très clairement du film original Infernal Affairs en exploitant davantage les conséquences du choix. La méfiance des personnages se fait ressentir constamment, n’ayant pas pensé au vice caché de la promesse à laquelle ils se sont engagés. Cela est évidemment fort réjouissant de voir Scorsese s’amuser autant sur le suspense, alternant entre grand polar mafieux et thriller avec une habilité très différente de ses précédents films de gangsters. Tout est crade, de la violence jusqu’au vocabulaire employé à la fois au sein de l’institution policière et le milieu des rues. La mise en scène, très nerveuse par instants donne lieu à un climax impressionnant tant la violence est graphique et imprévisible. Chaque acteur trouve une performance à la hauteur de son talent, Jack Nicholson jouant un rôle saisissant pour une première fois chez Scorsese. D’ailleurs, le cinéaste reprend un motif de tragédie issu du Scarface d’Howard Hawks avec la lettre X. Celle-ci incarne la mort des personnages, déjà dans le film d’Hawks pour souligner que la vie de gangster ne vaut pas la peine d’être vécue, et persiste dès l’introduction du film de Scorsese jusqu’à sa toute fin. Rien n’est manichéen dans Les Infiltrés, et le double-jeu des personnages fait mal à voir tant l’inéluctable se dresse sur leur chemin. Une fausse jouissance, bien douloureuse.
8 – Silence
Sur un récit proche de trois heures, Scorsese questionne les limites de la foi en laissant cours au voyage de deux prêtres au Japon pour retrouver leur mentor. En utilisant en permanence les silences, les bruits environnants, le cinéaste trouve toujours le moyen d’imprimer une aura aux cadres qu’il compose, jusqu’à le faire comprendre sur le visage de ses acteurs. Le personnage incarné par Andrew Garfield craint de ne plus reconnaître la présence de Dieu en approchant de très près la réalité du pays, où le christianisme est devenu illégal. Pourtant, il y a une globalisation des perspectives passionnante où il s’agit d’assister autant au sacrifice des prêtres pour leur pratique, qu’à ceux s’avouant vaincu face à l’obligation. Silence est un film sur l’abstraction de la religion, continuant simplement d’exister si on le souhaite, au-delà de toute appropriation matérielle. L’utilisation du rythme restant très exigeante, il faudra prendre patience pour découvrir la fin du cheminement des personnages. Rappelant les grands films de Kurosawa et Mizoguchi, l’expérience est d’autant plus forte qu’elle repose sur un faux calme où la violence découle en fond sous toutes ses formes.
7 – The Irishman
Sorti mondialement sur Netflix, ce film de gangsters est adapté d’un livre retraçant la vie du syndicaliste Frank Sheeran, accusé d’avoir eu des relations avec la mafia italo-américaine. Sur une durée de 3h30, Scorsese met en place son récit en alternant flash-backs, trahisons, machinations du passé et présent. Ce format permet une intensité dramatique remarquable. Le travelling avant de l’introduction donne le tempo du film, où le protagoniste s’apprête lentement à livrer son récit de vie, n’ayant plus d’autre auditeur que le spectateur lui-même de l’œuvre. The Irishman diffère quelque peu des Affranchis puisqu’il se situe dans une démarche encore plus introspective, très fortement marquée esthétiquement comme par la narration. Il pourrait pratiquement faire office d’un modèle du road movie s’il ne s’agissait pas d’abord d’un film de gangsters, tant il s’agit de voyager temporellement, et spatialement en permanence. Bien que le de-aging sur De Niro ne permet pas toujours de donner la pleine vitalité du personnage, cela forme un paradoxe assez fabuleux sur l’état de pensée du personnage. Le corps est parfois, à peine plus animé que le corps vieillissant dans sa condition présente, où le visage seul est complètement rajeuni. Tout le film se situe sur cette réelle impossibilité à revivre le passé, que contemple Sheeran en souvenir avec amertume. Il est difficile de ne pas être ému à revoir ces grands acteurs (Pacino en plus), jouer leur meilleure partition sur un genre cinématographique résolument moderne.
6 – Shutter Island
Si le best-seller de Dennis Lehane brille déjà par sa description de l’atmosphère anxiogène entourant les marshals, il fallait bien un maître de la mise en scène comme Scorsese pour mettre en valeur les cadres naturels ou préfabriqués. Car Shutter Islandest d’abord un récit de retrouvailles, où le réalisateur reprend le récit d’origine pour y incorporer son personnage christique, essayant de se sauver et de sauver les autres. Certes, Scorsese reprend souvent à la lettre le roman mais il faut dire que son écriture est magnifique, et la direction d’acteurs impressionne tant il y a une variété de registres employés. Le thriller psychologique vire à l’horreur à l’occasion de scènes magnifiquement éclairées à très faible lumière, dans les prisons, pièces exigües. Scorsese disait à son propos que cela avait été une expérience traumatisante, qu’il ne pouvait plus sortir de sa chambre après le tournage du film. Souvent sujet à la paranoïa dans les années 70, il craignait la claustrophobie et l’enfermement depuis très jeune quand il restait chez ses parents pour calmer ses crises d’asthme. L’influence hitchcockienne pèse beaucoup sur le film à ce titre, où il s’agit surtout de découvrir un microcosme aux frontières de la raison et folie avant l’usage d’un twist. Shutter Island se revoit aisément pour déceler les failles de la manœuvre révélée en conclusion, et surtout après avoir lu le livre pour en constater toute sa rigueur d’adaptation.
5 – La Valse des pantins
Oublions quelque peu le titre français, The King of Comedy est une comédie dramatique sur la désillusion d’un comique amateur. Le film constitue déjà une magnifique variante des performances habituelles auxquelles De Niro est souvent confronté, interprétant un homme fragile prêt à tout pour réussir malgré les railleries des médias. Scorsese signait une œuvre quasi prophétique, sur le fan entitlement, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la vedette admirée doit quelque chose en retour de l’admiration portée à son égard. Sur bien des aspects, il s’agit également d’un complément indispensable à Taxi Driver en ce que les deux personnages principaux incarnés par le même acteur doivent faire face à des problèmes psychologiques analogues, comme le sentiment de solitude dont ils essayent de se détacher en touchant au monde social et à la réalité. Scorsese réussit complètement son film à lui donner une identité toute propre, en ce qu’il y a une confusion entre le rêve et la réalité du comique sur ce qui l’entoure. Et s’il pense avoir trouvé son bonheur en fin de film, après s’être confronté à la violence urbaine du Travis de Taxi Driver, il en réchappera dans une posture autrement confortable également. Le pessimisme du metteur en scène vis-à-vis des médias est tel qu’il met en place des mises en abîme et discours faussement sérieux entre premier et second degré, adopte l’humour noir comme il le fera plus tard dans After Hours sur l’hypocrisie sociale. C’est un film à revoir, donnant un aperçu bref des aptitudes filmiques du cinéaste à redéfinir la violence sous toutes ses formes, y compris par le gag.
4 – Casino
Casino est une révolution au sein de la filmographie de son réalisateur, assurément son film le plus libre avant qu’il quitte Universal. Le ton est donné dès le générique signé Saul Bass, la chute d’Ace sera hypnotique, et il s’agira autant de côtoyer l’ombre et la lumière en se confrontant à l’abîme de Las Vegas. La mise en scène de Scorsese est la plus spectaculaire sur ce film, alliée à un montage exceptionnel permettant la compréhension rapide des relations au sein du casino. Pour ce faire, il y a une utilisation récurrente de plans-séquence mettant les lumières du lieu au premier plan, l’espoir du gain à chaque table, pour mieux en faire ressortir les criminels le jonchant. Le personnage de Ginger, incarné sublimement par Sharon Stone, est une femme fatale très représentative du dilemme auquel Ace doit faire face, complètement hypnotisé par sa beauté et son charme scandaleux. A ce titre, le metteur en scène nous convie à ce même sentiment à son égard à l’occasion de ralentis, en réduisant la profondeur de champ pour lui consacrer toute sa place à l’écran. Casino gagne en frénésie à mesure que la violence fait irruption, d’une manière très progressive, où les profusions de sang sont aussi nombreuses que l’effondrement des figures présentées au préalable. Autant Ginger, le couple, que le lieu en lui-même sombre dans le chaos en effaçant toute trace de son passé. C’est bien parce que le lieu ne tient qu’au profit, que le rêve qu’il constituait finit par se perdre rapidement. Hypnotique.
3 – Les Affranchis
Comme un retour aux fondamentaux, Les Affranchis est une odyssée mafieuse s’inspirant de Wiseguys, livre écrit par Nicolas Pileggi. Bien après Mean Streets donc, où Scorsese réalise un des plus grands films de gangsters jamais réalisés en embrassant la perspective de la petite frappe incarnée par Ray Liotta, sombrant de plus en plus dans les excès. La première chose frappante à la redécouverte du film, c’est la nostalgie émanant de l’ascension du protagoniste, en déliquescence. Le réalisateur rend compte de la vivacité de cette période en utilisant le plan-séquence pour illustrer toutes les formes de relations sociales auquel ce petit monde aspire, laissant entrevoir ses rouages. La fascination du malfrat sur ce milieu se fait comprendre par l’insistance que donne le cinéaste sur le regard hagard du personnage, la caméra ne se reposant par ailleurs jamais entre les bars et les trajets de route. Le regret de ne plus pouvoir commettre le mal se fait ressentir par le trio de personnages, dérapant par les crises d’un des leurs, paniquant finalement comme de simples humains. Les Affranchis gagne son pari à représenter les hommes de la mafia d’une manière très simple, comme les femmes d’ailleurs, réfléchissant peu et habillés simplement. Il n’y a pas vraiment de classe précise aux gangsters du film de Scorsese, restant a priori les mêmes sur les trente années survolées. Faudrait-il également rappeler l’utilisation prodigieuse de la voix off pour appuyer la portée des scènes à l’écran, à la fois comique comme ajoutant des éléments essentiels à la compréhension de l’intrigue. Les performances de l’ensemble des acteurs sont exceptionnelles, mais Ray Liotta trouve ici le rôle de sa vie sans le moindre doute.
2 – Raging Bull
Martin Scorsese ne voulait pas réaliser ce biopic sur le boxeur Jake La Motta, la boxe au cinéma ne l’intéressait pas. C’est après la lecture de la biographie du sportif, que Robert De Niro lui suggéra de réaliser le film. Raging Bull n’est pas seulement le meilleur film de boxe jamais réalisé, il s’agit également d’un drame bouleversant, où le sport n’a d’utilité que le regard devant l’existence de l’homme. Le plus grand adversaire de Jake n’est que lui-même, lorsqu’il se regarde devant le miroir, se demandant ce qui a pu le pousser à commettre tel acte stupide, autant que lorsqu’il sombre psychologiquement, entre la paranoïa, la jalousie maladive et l’excès de violence. Les séquences de boxe sont hors-normes, Scorsese filmant parfois à la caméra portée, entre travellings, ralentis et gros plans. Elles sont vécues comme une douleur profonde pour le personnage. La scène où le personnage décide de son plein gré de ne recevoir que les coups est d’ailleurs symbolique, il ne souhaite plus détruire ce qui peut le rendre heureux mais recevoir ce qu’il pense mériter pour ce qu’il a fait. La relecture christique est bien intéressante dans ce registre, mêlée à une inspiration expressionniste à l’occasion du repos en cellule pour le personnage qui tente de faire la paix avec lui-même. Raging Bull est profondément tragique, et le montage alterné entre scène de mariage et boxe annonce d’emblée la suite des évènements. Le match ne semble jamais terminé, et à chaque possibilité d’éviter la destruction, le coup repart de l’autre sens. La repentance du personnage atteint un sublime, où le pêcheur prend conscience des péchés accomplis avant d’opter pour un chemin de rédemption.
1 – Taxi Driver
Il y a une fascination et un effroi propre à l’image de Taxi Driver, évoquant le climat urbain newyorkais des possibles réalisables. Tout cela est convoqué par les notes de Bernard Herrmann, rappelant évidemment l’âge d’or hollywoodien, mêlées à cette imagerie fantasmagorique où l’on prendra pied avec Travis pour voyager le temps d’une nuit dans un taxi. Une mélodie glamoureuse oui, évoquant le calme recherché par le personnage principal qui vit dans le désordre complet. Sa solitude est tellement forte qu’il la ressent à toutes les strates de la ville, peinant à voir la criminalité se développer chaque jour passant. Le récit du personnage est d’autant plus passionnant qu’il dépasse la réalité sociale difficile dans laquelle il vit au quotidien. Days go on and on, they don’t end. Chaque rue suinte le chaos, et c’est en cherchant une certaine innocence par la figure féminine même que le personnage sombre. La désillusion rend Travis nerveux, d’autant plus qu’il ne se ressent plus libre, soumis à l’emprise de l’autre. Dans Taxi Driver, il s’agit de reprendre contrôle sur soi, de ne plus laisser la ville écraser sa personne. Le scénariste Paul Schrader s’inspire nettement du cinéma de Robert Bresson, des théories existentialistes, pour construire un personnage déjà refroidi à l’origine par l’idée de communier avec les autres. Sans racine, sans passé, il veut sillonner la ville mais n’a pas d’emploi, pas d’attache. Que faire, pour vivre ? La même routine ? L’absence de déterminant devant le titre du film est évocatrice. Il ne faut pas caractériser le personnage, qui n’a ni classe sociale ni statut particulier. Il est simplement le reflet de la ville, que l’on juge sur son apparence, recélant une sensibilité bien particulière, qu’il faut trouver en creusant dans les bas-fonds de la société. La tuerie en plan zénithal sera terrifiante, mais Taxi Driver reste avant tout le grand film sensible de Scorsese.
William Carlier