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[RETROSPECTIVE] Ève… – Actrice en devenir (FEMA 2023)

Image de Par William Carlier

Par William Carlier

Comme un double d’elle-même, Bette Davis incarne Margo Channing dans Ève…, une grande comédienne qui inspira la carrière d’une actrice en devenir. Alors qu’Ève (Anne Baxter) s’apprête à être récompensée lors d’une grande remise de prix, c’est un homme qui repense à la transformation de la jeune femme dans sa carrière. Ou comment l’admiratrice est devenue l’actrice, quitte à y perdre son innocence et sa fragilité. Joseph L. Mankiewicz est un adepte du procédé de la voix off, omniprésente dans son cinéma, l’utilisant pour tourmenter les images qu’il filme, en personnage à part entière. Si sa mise en scène n’était pas moderne, ses œuvres auraient tout l’air de divagations littéraires. Il partage en ce sens, comme son frère Herman J. (Citizen Kane), un amour du flashback pour densifier la dramaturgie cinématographique.

Comme le présentateur retranscrivant la cérémonie en live, Mankiewicz dévoile dans l’introduction le propos qui le passionne le plus sur le sujet de la célébrité : l’hypocrisie mondaine et l’influence de celui qui détient le pouvoir sur l’autre. Thématique centrale de nombre de films à cette époque, parmi lesquels il est évident de penser à Boulevard du Crépuscule (1950) ou les Ensorcelés (1952), la lutte pour rester au sommet de la gloire d’un système du spectacle est traitée avant tout comme un rapport intime et personnel. Mankiewicz, que l’on sait passionné par les récits psychologiques et la psychanalyse, en fait l’axe central d’Ève en mettant en scène une poupée de cire avide des strass et paillettes pour briller. En reprenant une histoire écrite par Mary Orr, Mankiewicz compose des interprétations sans faille pour les actrices, Bette Davis très épanouie dans son jeu avec Anne Baxter.

En présentant la star comme méprisante d’emblée, Mankiewicz filme l’autre telle une jeune femme attendrissante, peu confiante et discrète. Celle-ci rêve d’échanger un jour avec son actrice préférée (vraiment ?), et reste dehors la nuit en attendant avec impatience l’occasion de l’apercevoir. Margo Channing, encore peu intéressée par ce qu’elle lui raconte, la prend sous son aile en l’entendant s’exprimer sur sa vie et son passé difficile. Il faut une tierce personne, comme l’amie de la grande actrice pour percevoir la duperie. Le cinéaste jouera de ce rapport ambigu entre les deux personnages, l’une qui s’éprenne de l’autre, et vice versa pour Eve qui reste insensible, dans un rapport constant de fascination les faisant sombrer psychologiquement. La confrontation entre les deux femmes interviendra progressivement, à la fois par des phrases cinglantes dignes du génie de Mankiewicz, et l’attrait que ce dernier porte aux comportements de ses personnages. A mesure que Channing devienne plus vulnérable, celle-ci réagit dans l’instantané, impulsivement et sans confiance. Il n’y a plus d’ovation pour elle, tous les regards sont tournés vers l’autre. All about Eve.

Ève… constitue également une œuvre sur le recyclage des stars, et le rapport que chacune d’entre elles entretient avec sa propre personne. Si la jeune femme est détestable et prête à tout pour réussir, cela est bien parce que les marches à gravir ne sont pas évidentes. En réalité, elle travaille une confiance sur son image en permanence, qu’elle tente de ne pas abîmer en s’habituant à se voir. Développant un culte sur elle-même, celle-ci ne voit plus que sa façade à défaut d’oublier l’âme qu’elle doit conserver pour son futur. Écrasant Margo, c’est la sensibilité de la star en fin de carrière qui prend le dessus sur l’imperfection physique qu’elle dresse. S’il n’y a plus d’âme et d’émotions chez l’actrice, comment survivre à la blessure de l’ego ? Cette mise en abîme de la psychologie même de Bette Davis, souvent frustrée par ses opportunités de carrière manquées, touche d’autant plus que les interprétations côtoient la perfection totale. Dans l’exercice du double jeu, Anne Baxter incarne Ève en dissimulant l’émotion, mais jamais totalement. Sa recherche de l’admiration s’exprime par son regard lorsqu’elle observe le culte autour de Margo.

Dans un discours tragique, et tristement vrai, le narrateur de la voix-off évoque l’actrice comme une personne seule, s’étant éloignée de ceux qui l’ont élevé. Pourtant, nous n’aurions jamais pu le savoir sans l’histoire racontée. Mankiewicz clôture ce portrait de l’actrice avec une symbolique sur le destin tout tracé de la star. Si le monde du spectacle est désormais derrière elle, rien ne la protège. C’est bien parce qu’elle a trouvé la confiance et la gloire qu’Ève s’expose à ses doubles, guettant comme elle a pu le faire, la place de femme au sommet du monde.

Ève de Joseph L. Mankiewicz, 2h18, avec Anne Baxter, Bette Davis, George Sanders – Projeté à la 51e édition du Festival La Rochelle Cinéma, sorti en 1950

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