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[RETOUR SUR..] Lune froide – Cadavre exquis (Festival Lumière 2023)

Luc Besson est une merde. Ça, on sait. Outre une filmographie atroce depuis Angel-A, de nombreuses affaires sur ses méthodes de travail et sa vie privée donnent une image pour le moins « contrastée » du bonhomme. Aussi pourrie soit la personne, une lueur de génie le traversait entre deux bouses d’Olivier Megaton lorsqu’il aidait à monter sans prévenir un projet sortant des sentiers battus. Pour résumer : être humain médiocre, artiste has-been mais producteur (parfois) inspiré. Que ce soit pour l’unique film de Gary Oldman, Nil by mouth, ou les deux sublimes westerns de Tommy Lee Jones, Trois Enterrements et The Homesman. Dès lors, il est tout naturel de se diriger vers l’un de ces jalons. Un sommet et pas des moindres : Lune froide de Patrick Bouchitey en copie restaurée sur nos écrans le 15 novembre prochain grâce à Malavida Films.

Simon et Dédé, deux parias, éclusent chaque pinte des bars de Lorient. Dédé crèche dans une caravane du terrain de son beau frère ou sur son canapé. Sans emploi, il est obsédé par Jimi Hendrix et déborde d’une rage anticonformiste dans ses tirades enflammées sur la société et les femmes. Chien fou marginal, son seul ami est Simon. Plus effacé, ce dernier décharge des cagots au port et reste, pour l’essentiel, spectateur des envolées de Dédé. Sauf lorsqu’il évoque une certaine « sirène » qui le met dans une colère noire. Quel mystère unie ces deux hommes ?

© Malavida Films

VERDICT

Adapté des nouvelles Copulating Mermaid of Venice et Trouble with the Battery de Charles Bukowski, Lune froide formule le parfait prolongement version film de l’univers décadent de l’écrivain. Shooté dans un noir et blanc magnifique, l’œuvre conserve une facture intemporelle, et ce malgré trente ans dans les pattes. Peu d’éléments l’ancrent d’ailleurs dans une époque mis à part les étiquettes Ricard, les voitures et une bande son par instants datée. La ville ? À peine devinée. Bouchitey étale un paysage abstrait pour mieux toucher la perversion de la condition humaine dans son ensemble.

Plus le film avance, plus la civilisation s’efface, rire après rire, mot après mot, verre après verre, route après route. À tel point que cette histoire aurait pu se dérouler au Brésil, en Inde, aux États-Unis, au XVIIème siècle, à la préhistoire, cela n’aurait pas changer sa nature. La même mélasse d’hommes dirigés par leurs bas instincts, rats dansants sur leur décharge. Se repaissant des miettes, emmerdant leur monde et commettant l’irréparable. De ce constat transparaît le nihilisme assumé du film. Car sa puissance tient dans la révélation du tourment de Simon et Dédé.

Les deux tiers du métrage déroulent leurs aventures picaresques, tour à tour jouissives, gênantes, touchantes, drôles et tristes. Pouvant se moquer d’une personne handicapée, jouer Voodoo Child à fond la caisse, agresser une femme en boîte, en être viré avant de bousiller un transformateur EDF et couper le courant du quartier. Vernis habile dissimulant l’uppercut de son épilogue : un flash-back où le duo vole un cadavre à la morgue. Plus tard, dans une chambre d’hôtel, ils le découvrent et libèrent un corps de femme nue. Très vite, Simon décide d’assouvir ses envies nécrophiles. Dédé, au début hésitant, cède à son tour. S’en suit une sépulture en mer où Simon immerge la morte avant de l’apercevoir nager à l’horizon et disparaître. Les deux monstres repartent ensuite en voiture, changés mais avec une joie de façade, s’éloignant eux aussi au loin.

« Qu’est-ce que j’en ai pris plein la gueule… » confiait Patrick Bouchitey à ChaosReigns. À sa sortie cannoise en mai 1991, Lune froide subit un accueil glacial à la hauteur de sa subversion misanthrope. Payant le prix d’inhumer la race humaine, mais aussi le cinéma français des années 70/80 du même geste. Et pour cause ! Ce baroud d’honneur est dédié à Patrick Dewaere et Xavier Saint-Macary. « C’est amusant qu’on reparle de Patrick (Dewaere, ndlr), » s’interrogeait Bouchitey en 2020. « parce que ça me rappelle quand Série Noire d’Alain Corneau a été présenté et dans lequel il était formidable. Les critiques de l’époque l’avaient massacré en disant qu’il en faisait des tonnes… »

Remarque douce-amère de l’acteur / metteur en scène, dont le jeu rappelle celui de son défunt partenaire de La Meilleure façon de marcher. Ce serait insultant de l’accuser de singer Dewaere. Devant et derrière la caméra, Bouchitey est au sommet de son art en ses propres termes. Une scène préfigure même sa transition vers les vignettes comiques cultes de La vie privée des animaux. Cette exubérance le cantonnera aux seconds couteaux de luxe (La vie est un long fleuve tranquille), mais elle trouve ici sa pleine puissance. Quelque chose d’insaisissable et de malsain anime son regard quand il démembre froidement une mouche sur un comptoir, et une mélancolie l’étreint lorsqu’il entend sa sœur copuler.

Jean-François Stévenin compose quant à lui son rôle le plus marquant. Son changement de personnalité dans le final éclairant sur son effacement intérieur confère au génie, nous révélant que le spectateur n’avait pas affaire à Simon, mais à sa coquille. Un mort-vivant. Le fossile d’un homme devenu le cadavre qu’il baisait. En se séparant de la charogne, Simon rend son humanité, expliquant la fièvre de sa mise en eau. Le vertige de la nécrophilie est qu’il rend plus humain un corps décédé que son agresseur. L’œuvre s’ouvre et se conclut sur cette plage. Dans l’introduction, Simon s’y réveille comme s’il ne l’avait jamais quittée, piégé dessus à jamais avec un chien qui les suivra une bonne partie du film.

Quand le beau-frère demande à qui appartient le cabot, Dédé, narquois, répondra : « J’en sais rien, c’est une chienne. Elle me suit partout. Tu sais bien que j’ai toujours plu aux chiens. » De là à imaginer qu’il s’agit de la femme réincarnée, il n’y a qu’un pas. On pourrait gloser de même sur les différentes formes de liquides (pluie, alcool, sueur, océan, pleurs, bave) qui engloutissent les protagonistes. Tantôt pour les noyer, tantôt pour les purger. Comment digérer nos horreurs secrètes ? Une fin ouverte en réponse. Autant promesse que condamnation. Vivre avec soi-même. S’accepter. Fuir et on verra après. Ambiguïté parfaite cimentant la grandeur de Lune froide d’année en année. Un film de ravagés du bulbe. Un chef d’œuvre fêlé, un vrai.

Lune froide de Patrick Bouchitey, 1h30, avec Patrick Bouchitey, Jean-François Stévenin, Karine Nuris – Sorti en 1991, en version restaurée au cinéma le 15 novembre 2023