[RETOUR SUR..] Beau travail – Puissions-nous danser jusqu’à nous effondrer (Festival Lumière 2023)

Dans Stars At Noon, Claire Denis s’appliquait à filmer la moiteur du Nicaragua. Une moiteur suffocante à l’image des conspirations politiques que déployait le scénario. Surtout, une moiteur qui enduisait d’un voile humide les corps collants, luisants et fangeux du couple Qualley/Alwyn. Cette proposition réjouissante s’inscrivait pleinement au coeur de ce qui constitue le noyau dur du matériel de Denis : le corps. À ce titre, son film le plus représentatif de cette obsession reste Beau Travail.

Sorti en 2000, Beau Travail jouit d’une réputation considérable. En effet, dans la dernière mise à jour du classement des meilleurs films de tous les temps, selon un panel de critiques internationaux, et dirigé par la prestigieuse revue anglaise “Sight And Sound”, Beau Travail arrivait à la 7ème place ; entre 2001 de Kubrick et Mulholland Drive de Lynch. L’aura dont dispose le film est conséquente et s’y replonger permet de constater qu’elle est légitime. 

© Janus Films

À Djibouti, une division de la légion étrangère, emmenée par Denis Lavant et Michel Subor, intègre un nouvel arrivant, Grégoire Colin, qui dérègle la monotonie du camp. Ce récit est raconté en flashback par la voie éraillée et mélancolique de Denis Lavant revenu à la vie civile. D’emblée le rythme du film frappe par sa lenteur, sa langueur pourrait-on dire puisque ce que nous voyons sont des réminiscences. Des souvenirs, parfois fugaces mais qui, la plupart du temps, s’étirent dans un silence apaisant, les dialogues sont rares et les bruits disparates. Une langueur qui est aussi le résultat du mode de vie routinier du camp. Ils cuisinent, s’occupent du repassage et profitent de leur permission pour sortir en boîte de nuit. Quelque fois, ils s’entraînent, jouent aux échecs ou à la guerre dans des environnements déserts et abandonnés. Seulement, ils dénotent partout où ils sont. Comme une attraction, ils sont souvent le centre de l’attention des djiboutiens. Il est vrai que leurs uniformes militaires les ostracisent de facto, notamment durant les séquences de permission. En boîte de nuit, ils grignotent l’espace et s’immiscent insidieusement autour des femmes qu’ils ont ciblées et qu’il cherchent à séduire. Que font-ils donc ici ? Personne n’a l’air de savoir.

Cette division a, dès lors, quelque chose de fantomatique. Dans les espaces rocailleux et arides du Djibouti, ces silhouettes que l’on distingue à l’horizon apparaissent comme un mirage. On douterait même de leur existence physique si Denis n’en revenait pas à ces corps. Ces corps qui nagent, courent, rampent ou escaladent. Le soleil irradie leur peau où se déposent les perles de sueur ; la poussière se mêle à la transpiration et au sang lorsqu’ils travaillent la pierre avec pioches et pelles. C’est par ce rapport prosaïque à la matière que Denis les retient au monde. D’autant plus que par leur mutisme perpétuel, ils ne sont plus que des corps musclés et gorgés de vitalité. Mais, ils sont aussi des corps domestiqués et Denis n’oublie pas les injonctions qu’ils subissent, notamment dans le décorum militaire, où les corps sont figés, rigides, fixes. Il y a également ces scènes d’étirements où Lavant, chef d’orchestre, dirige un ballet de corps domestiqués. Ici, les hommes, torses-nus, prennent des poses qui évoquent les statues grecques. Sur une musique sacrée, Denis rend également au corps sa dimension étrange et mystique. Ainsi, elle parvient à restituer le corps comme catalyseur d’un rapport réel et matériel au monde, puis, dans un même geste, le corps comme rapport métaphysique au monde. 

© Janus Films

Enfin, Denis Lavant traine son vieux corps « rouillé » et fatigué. C’est précisément la raison pour laquelle il développe une rancoeur et une profonde jalousie envers Grégoire Colin. Les dispositions physiques exceptionnelles de ce dernier le renvoient à sa propre mortalité autant qu’à un refoulement homo-érotique. Lavant garde tout en lui et une violence sourde parcourt l’ensemble du film alors que devant lui des hommes à moitié nus s’agrippent et s’étreignent dans une camaraderie sincère. Or, maintenant Lavant est seul et après avoir commis l’irréparable, il cherche la rédemption : « Peut être qu’avec les remords commencent la liberté. » Et, alors qu’il pense à la mort, il se souvient avoir dansé frénétiquement dans une pulsion vitaliste. Danser, voilà peut-être déjà le début de la liberté.

Beau Travail de Claire Denis, 1h30, avec Denis Lavant, Grégoire Colin, Michel Subor – Sortie le 3 mai 2000

8/10
Note de l'équipe
  • Pierre Laudat
    8/10 Magnifique
    Claire Denis réalisait avec Beau Travail son master opus. L'aspect hypnotique et fantomatique du film permet de rendre compte du caractère formidablement matériel et mystique du corps. S'y replonger reste une expérience réjouissante.
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