[CRITIQUE] Un hiver à Yanji – La chaleur de l’âme

Le cinéma de l’éminent réalisateur singapourien Anthony Chen, s’est progressivement affiné, gagnant en maturité au fil de ses réalisations successives. Si son tout premier long-métrage, Ilo Ilo, s’est vu honoré du prestigieux titre de Meilleur Film aux Golden Horse Awards de 2013, surpassant ainsi des géants du cinéma asiatique tels que Wong Kar-wai et Tsai Ming-liang, Chen dévoile une évolution singulière de son art à travers son ultime long-métrage, Un hiver à Yanji. Subtile, il explore les vies de trois jeunes âmes désenchantées, captives de l’apparente immobilité de la cité frontalière de Yanji, située dans le nord-est de la Chine.

Au cœur, la ville de Yanji revêt une signification cruciale en tant qu’allégorie de la gelée qui envahit l’âme de ses habitants. Sous son manteau immaculé de neige, la cité évoque une aura de pureté, masquant habilement les profondeurs émotionnelles et les tourments qui demeurent invisibles à l’œil nu. Anthony Chen use de manière experte du paysage enneigé pour refléter les tourments internes de ses protagonistes. La fumée grise émanant des usines incarne la rigueur de la réalité économique, tandis que le sommet enneigé du Mont Changbai symbolise l’inatteignable idéal. Bien que plus d’un demi-million d’âmes résident à Yanji, tous semblent pris au piège, attendant que la chaleur de la vie les délivre de leur engourdissement. La rencontre fortuite de Nana, Haofeng et Xiao devient le catalyseur d’une exploration des sentiments inavoués. Haofeng, enigmatico-mélancolique, se positionne comme le pivot central de cette alliance improbable. Le film scrute de façon astucieuse l’émergence d’une amitié entre ces âmes errantes, liées par le froid environnant. L’observation minutieuse de ces interactions révèle une subtilité émotionnelle remarquable. Les acteurs, Liu Haoran, Zhou Dongyu et Qu Chuxiao, offrent des performances naturelles qui dévoilent la profondeur de leurs personnages.

Copyright Nour Films

Yanji, en tant que protagoniste de cette narration, est une cité où les limites de toutes natures s’entremêlent. Les personnages se retrouvent coincés entre le Nord et le Sud, entre la froideur et la chaleur, entre l’immobilité et la liberté. La frontière entre la Chine et la Corée du Nord devient une puissante métaphore pour les barrières que ces personnages se sont imposées dans leur existence. Le spectateur est le témoin de la transformation de Haofeng, passant de la passivité à la prise de décision, prenant conscience que les frontières qu’il s’est lui-même érigées sont aussi arbitraires que les lignes nationales. Les émotions réprimées trouvent une libération dans certaines scènes clés. Les moments d’effusion, tels que la course effrénée à travers une librairie, rappellent Jules et Jim, tout en étant adaptés à l’ère contemporaine. Chen explore les déceptions et l’immobilité propres à la génération Z, tout en conservant une portée universelle. Ces instants spontanés reflètent le désir de jeunes adultes en quête d’une existence meilleure, mais enlisés dans une réalité qui semble anéantir leurs aspirations.

Les interactions subtiles entre les trois personnages, capturées avec virtuosité, révèlent la fragilité des liens humains. La délicate scène où Xiao chante, où les regards et les émotions s’entremêlent, constitue un exemple parfait de la profondeur des émotions non exprimées. L’intimité physique, loin de constituer un tournant radical, renforce l’idée d’une connexion plus profonde et subtile. Les personnages ne sont pas seulement liés par une attraction charnelle, mais par un désir réciproque de compréhension et d’acceptation.

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Un hiver à Yanji excelle dans les moments de dérive et d’errance mentale de ses personnages, symbolisés par des actions telles que se perdre dans un labyrinthe de glace. Ces moments s’insèrent dans un espace narratif marqué par des aspirations inassouvies. L’absence d’indices explicites au sujet des personnages nous permet de projeter nos propres aspirations et tourments sur ces individus en quête d’identité, évoluant dans un monde qui leur est étranger. L’ascension vers le lac céleste au sommet du Mont Changbai, au milieu de conditions climatiques de plus en plus hostiles, marque un tournant dans l’histoire. Chen abandonne le réalisme au profit d’une approche empreinte de folklore, d’art et de réalisme magique. Cette séquence, qui émeut profondément les trois protagonistes, scelle une conclusion emplie d’espoir. La nature devient un élément central du récit, symbolisant la capacité de l’humanité à se connecter à quelque chose de plus vaste qu’elle-même.

La simplicité narrative du film transparaît dans sa mise en scène épurée, sublimée par une musique enchanteresse. La conclusion, porteuse d’espoir et de renouveau, constitue une fin douce et captivante. Un hiver à Yanji s’érige en un poème sur l’éphémérité de la vie et la capacité des êtres humains à se fondre, à se dégeler et à se renouveler. La narration n’a pas pour dessein de résoudre tous les mystères, mais de laisser place à l’imaginaire, tout en insufflant une lueur d’espoir. Même dans les lieux les plus froids et les plus isolés, l’humanité peut trouver la chaleur de l’âme.

Un hiver à Yanji d’Anthony Chen, 1h37, avec Zhou Dongyu, Liu Haoran, Chuxiao Qu – Au cinéma le 22 novembre 2023.

5/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    7/10 Bien
    Un hiver à Yanji d'Anthony Chen est un film émotionnellement riche qui explore les vies de trois jeunes âmes désabusées à Yanji, une ville frontalière dans le nord-est de la Chine. Le film mêle réalisme et éléments fantastiques pour créer une fin empreinte d'espoir, offrant une expérience cinématographique profonde et captivante, explorant des thèmes universels de déception, d'immobilité et d'espoir.
  • Vincent Pelisse
    7/10 Bien
    "Un hiver à Yanji" d'Anthony Chen, présenté en sélection Un Certain Regard, nous transporte dans la ville enneigée de Yanji aux côtés de trois jeunes adultes en quête de leur place dans le monde. Le film évoque des classiques cinématographiques tout en créant une atmosphère planante et mélancolique. Les personnages, traités avec douceur, deviennent attachants, et le réalisateur offre des séquences émouvantes et poétiques. Le film laisse une forte impression chez les spectateurs. La micro-critique ici : https://cestquoilecinema.fr/critique-sleep-the-breaking-ice-project-silence-acide-cannes-2023-jour-6/
  • Alexei Paire
    0/10 None
    Film d'une grande maîtrise, l'un de mes coups de cœur cannois, grâce notamment à son trio d'acteurs, des scènes marquantes et une histoire au demeurant bouleversante. Encore une fois Un Certain Regard est fort cette année.
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