Rechercher

Pleasure | Ce que le capitalisme fait au corps

Dans un monde où les corps sont devenus des interfaces, des produits, des surfaces de projection algorithmique, Pleasure agit comme une lame. Une lame froide, droite, sans effet. Un film qui arrive à contre-courant, dans un paysage audiovisuel où la sexualité disparaît des écrans sous prétexte de sensibilité, pendant même que la pornographie explose sur nos téléphones. Où TikTok bannit un mamelon en une seconde mais où les vidéos gonzo les plus extrêmes sont accessibles en deux clics. Où le capitalisme du désir s’est dématérialisé, mais n’a jamais été aussi violent. Dans ce contexte saturé, Ninja Thyberg impose un cinéma de la frontalité : elle ne propose pas un regard sur le sexe, mais sur ce qu’on ne veut jamais vraiment regarder — sa production, ses rouages, sa logique industrielle. Elle ne filme pas l’érotisme, mais le travail. Et le porno n’est ici qu’un prisme, l’un des plus explicites peut-être, pour exposer la structure d’un monde où la liberté individuelle est le masque poli de l’aliénation. Ce qui frappe d’abord, c’est la mise en scène. Radicalement anti-glamour, presque anti-cinématographique dans son refus du plaisir visuel. La lumière est blanche, chirurgicale, sans ombre. La caméra, souvent fixe ou en plans frontaux, refuse le fétichisme du cadre. Les scènes de tournage sont filmées comme des procès-verbaux. Pas d’érotisme, pas de suggestion. Juste des gestes mécaniques, des bruits organiques, des regards absents. La sexualité est déconnectée du plaisir, réduite à une performance standardisée, à un protocole. Et pourtant, cette sécheresse n’est pas une posture. Elle est politique. Parce qu’en refusant de nous séduire, la cinéaste retourne l’acte de regarder contre nous-mêmes. Elle fait de sa caméra un outil critique. Elle filme le porno comme un espace de travail où l’on signe des contrats, où l’on encaisse des coups, où l’on sourit par automatisme. Bella Cherry, jeune Suédoise qui débarque à L.A. pour « réussir », découvre vite que dans ce monde-là, le consentement est un formulaire, la douleur une monnaie, et le succès un calcul entre ce qu’on accepte de perdre et ce qu’on rêve de gagner.

Chaque scène est construite comme une tension entre le discours et la réalité. On dit « tu peux arrêter quand tu veux », mais l’équipe s’impatiente dès que l’actrice prend une pause. On dit « c’est toi qui choisis », mais les choix sont déjà faits. Le film devient une cartographie du mensonge social. Il parle de porno, mais aussi d’open space, de freelance, de gig economy. De toutes ces sphères où l’on vous vend l’autonomie pour mieux vous déposséder. L’industrie du X devient une métaphore limpide d’un capitalisme patriarcal tardif, où les corps — féminins surtout — sont des outils, et où le pouvoir circule sous la forme du regard. La mise en scène se refuse à toute empathie immédiate : elle isole Bella, la filme dans les reflets, derrière les écrans, jamais vraiment au centre. Ce qu’on voit, c’est toujours le dispositif. Une actrice qui s’auto-filme, qui s’auto-produit, qui apprend à gérer son image comme on gère une marque. Même la solidarité féminine, si réelle soit-elle, est noyée dans l’impératif de compétition. Bella ne trahit pas ses sœurs parce qu’elle est mauvaise. Elle le fait parce que le système ne lui laisse pas d’autre issue. Dans une époque où les chiffres explosent — un tiers des enfants de 12 ans déjà exposés à du porno, des pratiques violentes devenues la norme dans les vidéos les plus regardées, des adolescentes qui intègrent la douleur comme une étape du rapport sexuel — Pleasure n’a pas besoin d’en rajouter. Il montre. Il décortique. Il cadre, il révèle. La scène la plus brutale du film n’est pas celle où Bella est violentée par trois hommes, mais celle qui suit, où on lui dit qu’elle est « courageuse », qu’elle a « géré ». Où la violence est effacée par la rhétorique du dépassement de soi. Comme dans un discours managérial. Comme dans le sport de haut niveau. On ne lui demande pas ce qu’elle ressent, on la félicite d’avoir tenu bon. Et ce qui pourrait passer pour de la résilience est en réalité une forme de dissociation, une fuite mentale nécessaire à la survie dans un environnement toxique.

Copyright Plattform Produktion

Puis vient la bascule. Le moment où Bella passe de l’autre côté. Où elle devient active, dominatrice, presque bourreau. Et là encore, le film ne tombe pas dans la catharsis. Il ne la glorifie pas. Il ne lui donne pas le pouvoir comme un trophée. Il montre simplement qu’à force de tout accepter, on finit par reproduire ce qu’on a subi. Qu’on ne s’émancipe pas en prenant la place de l’oppresseur, mais qu’on s’y englue. La mise en scène devient alors plus instable, plus fragmentée. Le cadre vacille. La caméra tremble. L’image elle-même semble contaminée par la violence. Ce n’est plus une simple observation. C’est un cri sourd. Un corps qui ne sait plus où poser ses limites. Un regard qui ne sait plus quoi refuser. Et pourtant, dans ce cauchemar sans issue, il y a des respirations. L’amitié avec Joy. Quelques gestes tendres. Une réalisatrice attentive. Des plateaux plus éthiques. Mais ils sont rares, isolés, souvent impuissants. Parce que le système, lui, est intact. Inébranlable. Et le vrai vertige du film, c’est de nous faire comprendre que le problème n’est pas dans les extrêmes, mais dans la norme. Dans cette banalisation du corps comme outil. Dans cette confusion permanente entre autonomie et solitude. Dans cette culture où l’on apprend aux femmes à dire « oui » avant même qu’on leur laisse penser « non ».

À l’heure où les travailleuses du sexe se battent pour une reconnaissance de leurs droits, où les femmes dénoncent les violences symboliques au travail, dans les écoles, dans les couples, ce film devient une pierre brûlante dans le jardin du débat public. Il ne tranche pas, il n’éduque pas, il accuse par le réel. Il ouvre un espace inconfortable. Et dans ce miroir déformant, on ne voit pas seulement Bella. On voit nos fantasmes, nos aveuglements, notre complaisance collective. On voit un monde où le plaisir a été vidé de sa substance, puis revendu sous emballage marketing. À la fin, elle claque la porte d’une limousine, disparaît dans les lueurs rouges de la ville. On ne sait pas si elle s’échappe ou si elle recommence ailleurs. Et c’est peut-être ça, la vérité la plus violente du film. Il n’y a pas de sortie nette. Il n’y a que des corps en mouvement, des visages figés, des images qui tournent en boucle.

| Au cinéma le 20 octobre 2021