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[CRITIQUE] La Fracture – Mise à jour système

La trame de La Fracture de Catherine Corsini s’entame par une série de messages tardifs, ourdissant une toile nocturne où le mariage de Raf (Valeria Bruni Tedeschi) et de son épouse Julie (Marina Foïs) périclite. Dans un geste désespéré, Raf se met en scène pour captiver l’attention de Julie. Les missives enflammées, toutefois, se retournent contre elle, et malgré les vicissitudes, Raf persiste à la poursuite de son épouse, se fracturant le bras et échouant aux portes des urgences.

Il est gratifiant de remarquer que la peinture d’une union entre deux femmes dans La Fracture est pensée avec considération, esquissant un portrait empreint de normalité et de tendresse, bien au-delà de la simple orientation sexuelle. Les premières cinq minutes du film esquissent une psychologie plus nuancée pour Raf, une personnalité aux facettes multiples et une singularité bien plus prononcée que maints protagonistes homosexuels dans l’ensemble d’un long métrage. À travers ses textos effrénés, le spectateur découvre une Raf éperdument éprise de Julie, exprimant son amour de façon contournée, cherchant désespérément à sauver leur relation mais peinant à trouver la voie, vacillant entre instabilité, immaturité et perte de contrôle. Julie, incarnée par Marina Foïs, militante LGBT de longue date, se révèle tout aussi captivante. Le personnage de Julie semble déconstruire avec finesse la masculinité toxique chez les femmes homosexuelles, une quête perpétuelle pour incarner une « protectrice » stoïque, une façade permettant de perpétuer un rôle « masculin » dans la relation, et de justifier leur identité au regard du monde extérieur. Corsini aborde cette perspective avec perspicacité, la remettant en question, démontrant comment les efforts de Julie pour protéger Raf, au détriment de sa propre bien-être, et sa résilience face à la volatilité émotionnelle de Raf, se révèlent non viables, engendrant un profond malaise chez Julie. Il est évident que cette histoire est écrite avec une compréhension subtile des joies et des défis des familles homosexuelles, explorant minutieusement tous les petits détails qu’un simple geste de diversité ne saurait contenir. Cette sensibilité témoigne non seulement de l’excellence narrative de Corsini (elle-même ouvertement homosexuelle), mais rappelle également l’importance de la représentation derrière la caméra autant que devant.

Copyright Carole Bethuel

Cependant, le long-métrage ne se cantonne pas uniquement à l’exploration de l’identité queer ; il s’agit d’une tentative de commentaire social plus vaste. Raf se retrouve hospitalisée la même nuit qu’une grande manifestation menée par les gilets jaunes, manifestation nourrie par la frustration envers l’élitisme gouvernemental et les inégalités sociales. Corsini tente d’aborder un éventail de problématiques sociales, des hôpitaux sous-équipés à la brutalité policière, en passant par les travailleurs perdant leur emploi à cause de congés médicaux, dans une toile trop vaste, manquant de focalisation et restant sans réponse ni résolution. Corsini semble s’adonner à une accumulation de maux sociaux pour tisser une trame dramatique, sans proposer de solutions ni de révolte, perpétuant ainsi la normalisation de ces dysfonctionnements. Un exemple flagrant de cette normalisation réside dans le personnage de Kim (Aissatou Diallo Sagna), une infirmière exténuée accomplissant son sixième service de la semaine. Kim endure une multitude de maltraitances, des insultes enfantines de Raf à la violence extrême d’un patient en proie à la psychose. Plutôt que de contester ces comportements inacceptables, Kim les accepte stoïquement, allant même jusqu’à ne pas porter plainte contre un patient qui l’a menacée de mort pendant de longues minutes avec un couteau sous la gorge. Ce martyre, en apparence, lui vaut reconnaissance, voire admiration, de la part de Raf qui lui lance un « Je t’admire« . Par extension, Corsini semble également louer et magnifier ce comportement. Or, cela ne contribue en rien : les psychologues spécialisés dans l’épuisement professionnel des soignants soulignent souvent que des normes de productivité et de perfectionnisme irréalistes constituent l’une des principales raisons pour lesquelles les infirmières n’évoquent pas leurs conditions de travail ou ne réclament pas de meilleures conditions horaires. À travers ses nombreuses scènes dépeignant des professionnels de santé débordés, La Fracture semble manifestement vouloir alerter sur la nécessité de soutenir ces travailleurs. Cependant, en présentant l’unique infirmière aux traits développés comme une sainte surhumaine, le film risque davantage d’inciter à « admirer » le personnel hospitalier plutôt que de veiller à ce qu’ils bénéficient du repos nécessaire. De surcroît, en choisissant une femme noire pour incarner Kim, Corsini perpétue le stéréotype culturel ancien selon lequel les femmes noires sont des soignantes sacrificielles, mettant toujours les besoins des autres avant les leurs.

Copyright Carole Bethuel

En confrontant Raf, issue de l’aristocratie et souvent déconnectée de la réalité, à partager un espace commun avec un manifestant tombé sous les balles de la police, Corsini semble tenter de transmettre un message de solidarité, révélant que « nous sommes moins dissemblables qu’il n’y paraît ». Cependant, cette proclamation est véhiculée à travers une narration pesante et trop aisée, offrant une rédemption superficielle à ceux d’un bord de la barricade, sans offrir de réponses tangibles aux travailleurs opprimés. Raf, nantie et ignorante, se retire de l’hôpital avec un nouvel éclairage, ayant été instruite par Yann sur les injustices systémiques et la brutalité policière. En revanche, Yann, loin de jouir de privilèges, s’empresse de prendre le volant d’un camion malgré sa jambe blessée. Peu de changements ou d’interrogations profondes ne sont sollicités chez le personnage central de Raf pour qu’elle atteigne une conclusion heureuse et une rédemption morale implicite. Par conséquent, le film semble davantage constituer une absolution complaisante de l’élite française qu’une réelle tentative de résolution des problèmes ayant engendré les manifestations des gilets jaunes.

La Fracture en compétition à la 47e édition du festival du cinéma américain de Deauville et au cinéma le 27 octobre 2021.