Adaptation du roman flamand éponyme de Lize Spit, et premier long-métrage de Veerle Baetens, actrice et chanteuse reconnue en Belgique, Débâcle met en scène Eva (Charlotte De Bruyne) en train d’élaborer un bloc de glace – élément central du récit. Ce dernier, qu’elle place dans le coffre de sa voiture, l’accompagne lors de son périple vers son village natal.
Par la colorimétrie très sombre et les regards perçants insistants de l’actrice, le spectateur ressent dès le début du film un climat malsain et une tension omniprésente qui n’envisage aucunement un dénouement heureux. Cela se confirme dès qu’Eva reçoit une invitation de ses amis d’enfance lui proposant de se joindre à une fête commémorative. L’angoisse est directement ressentie : respiration forte, regard larmoyant, nécessité de prendre l’air… Les gros plans sur Eva amplifient sa solitude et son mal-être. Plusieurs séquences mettent en exergue le comportement étrange qu’elle peut avoir à l’égard des relations intimes : lorsqu’un couple s’embrasse sur un shooting photo, Eva leur lance des regards incommodés ; lors d’un premier rendez-vous, elle propose une fellation, avant de couper court à la discussion et de partir.
Tout comme Lize Spit, Veerle Baetens a construit sa structure narrative sur l’alternance du présent et de flashbacks de l’enfance de la jeune femme. Dès lors que nous basculons vers son passé, les plans deviennent plus lumineux et colorés comme s’ils étaient engorgés d’insouciance. On voit une jeune Eva (Rosa Marchant) pleine de vie mais on remarque qu’elle manque de confiance en elle. Liée dès le plus jeune âge à ses deux amis Laurens et Tim (Pim dans le livre), elle grandit à leurs côtés et cherche, en tant que fille dans un groupe de garçons, leur validation. Lorsqu’ils étaient jeunes, les trois amis s’étaient livrés à un jeu immoral : poser une devinette compliquée à des filles qui, à chaque mauvaise réponse, devaient retirer un vêtement. Dans le film, la mise en scène est parfaitement claire : le rôle de témoin d’Eva se transforme en piège dans lequel elle se sent complice, mais aussi terriblement coupable, remplie de remords. Dans le roman, les mots de Lize Spit rendent cela parfaitement explicite : “Personne ne prononce un mot. Je ne sais pas non plus quoi ajouter, à part que ça me fait de la peine, mais je n’ai pas le droit de le dire, je suis dans le camp des garçons”. Il ne faut cependant pas remettre en question le fait que le comportement d’Eva reste complice et grave. La complexité de l’histoire tend à ce que sa position se situe à mi-chemin entre bourreau et victime, ce qui permet au spectateur de ressentir agacement et compassion à son égard. On ressent le combat intérieur de la protagoniste principale, tant au niveau visuel via la posture et les silences de la jeune fille, qu’au niveau littéraire où l’autrice lui fait employer ces mots : “Je réfléchis. Il faut que je trouve un truc qui plaise à Pim et à Laurens, mais aussi que je fasse ce que les filles sont censées faire : s’entraider”.
Eva n’est jamais totalement épanouie dans n’importe laquelle de ses relations. Nous venons de le voir avec ses amis, mais c’est également le cas au sein du foyer familial où la relation abusive de sa mère et le climat conflictuel permanent transparaissent. Lors des séquences du présent, la dureté du regard de Eva adulte transperce l’écran pour nous toucher en plein cœur. Nous comprenons que quelque chose de tragique s’est passé entre les deux moments de vie représentés, que quelque chose, dont les prémisses existaient déjà dans son enfance, a eu lieu et a tout changé à jamais. Cependant, bien qu’on puisse deviner ce qui se prépare à arriver, le film provoque une sensation d’ébranlement tant le contre-coup est traumatisant.
Un film de deux heures ne peut pas résumer toute la complexité d’un roman de quatre cent pages. Baetens a opéré de nombreux raccourcis scénaristiques, pour des raisons évidentes. On peut par exemple citer la disparition de Jolan, le frère d’Eva, ou encore la primauté donnée aux relations amicales plutôt que familiales. Mais la cinéaste a également marqué le film de sa touche personnelle, en ajoutant, avec l’accord de l’écrivaine, certaines séquences. C’est le cas des divers affrontements d’Eva adulte avec ses bourreaux. D’abord avec Marie, la mère de Laurens, qui semble surprise de revoir la jeune femme. On comprendra plus tard l’injustice et l’immoralité dont elle a fait preuve, alors qu’elle avait le rôle d’une véritable mère de substitution pour Eva, faisant l’effet d’un coup de poignard au cœur de l’enfant, comme à celui des spectateurs. Une autre séquence capitale a été ajoutée par la cinéaste : lorsque Eva arrive à la fête commémorative, elle prend la parole devant la foule pour parler du jeu de l’anecdote, mettant ainsi Tim et Laurens dans l’embarras. On peut alors voir que le personnage prend plus d’ampleur dans le film que dans le roman, et qu’un prémisse de justice est rendu.
Par contre, le livre permet de mieux comprendre les ressentis et émotions qui ont traversé Eva lors des événements, ainsi que toutes ses relations avec ses proches, grâce à une description plus intense des événements. À l’inverse, le film permet de donner une existence cinématographique au récit, proposant des images coup de poing rendant compte de la cruauté décrite. Par exemple, lors de la scène de viol, la caméra se concentre sur le visage d’Eva, et alterne avec un cafard sur le dos qui peine à se relever. La métaphore est claire, parle d’elle-même et accentue l’impuissance dans laquelle la protagoniste se trouve. De son côté, Lize Spit décrit de bout en bout tout ce qui se passe dans la tête d’Eva pendant cette scène atroce. Dans un chapitre doublement long par rapport aux autres, elle décrit la douleur que ressent la jeune fille, mais aussi toutes les pensées parasites (traitant de la pluie et du beau temps) qui lui permettent de dissocier de la réalité pour que le moment passe plus rapidement. Ainsi, bouquin et film ne cessent de s’alimenter l’un et l’autre. Cependant, contrairement au livre, la fameuse anecdote imposée aux filles est délivrée d’emblée dans le film, alors que de l’autre côté, il faut attendre d’avoir parcouru des centaines de pages pour la connaître. Si ce dévoilement rapide peut être vu comme la réduction de l’intensité du compte à rebours et émince ainsi le mystère, nous pourrions également le voir comme un parti-pris de réalisation par lequel Baetens déplace la tension vers d’autres finalités. En sachant vers où le récit progresse, la réalisatrice rend plus consciemment compte de l’horreur vers laquelle elle nous dirige.
Un des points les plus positifs du film est le casting. Veerle Baetens a décidé de travailler avec des comédien.nes amateur.rices (à l’exception de Charlotte De Bruyne, actrice déjà confirmée). Les performances des enfants sont remarquables par l’intensité de leur interprétation, notamment celle de Rosa Marchant qui a par ailleurs remporté l’année dernière le prix de la meilleure interprétation féminine au Festival du film de Sundance. Chacun.e arrive à transmettre les émotions voulues au bon moment, notamment lors de la scène de viol grâce – encore une fois – au gros plans centré sur le visage de la victime. Cela vient peut-être de la carrière d’actrice de la réalisatrice qui arrive, par conséquent, à les diriger avec brio. Lorsque Eva tente de chercher de l’aide auprès de Marie, le jeu de cette dernière vient nous empoigner. Son état de stupéfaction et son long silence nous font facilement deviner qu’elle a compris ce qu’il s’était passé, avant de lui dire “T’es sûrement pas tout à fait innocente non plus. Allez, sors d’ici”.
Débâcle est un premier long-métrage marquant et qui ne laissera personne indifférent de la jeune Veerle Baetens qui fait ses premiers pas en tant que réalisatrice. Déjà bien marquée stylistiquement, la désormais cinéaste belge est à suivre de près, en espérant qu’elle sorte de nouvelles pépites à découvrir. Débâcle est un film palpitant mettant en scène tout ce dont nous sommes capables pour accaparer l’attention des autres, ainsi que l’ambiguïté et la fine frontière entre complice et martyr. C’est un récit nuancé que nous propose la réalisatrice, en proposant un female gaze très intéressant sur la question de la reconnaissance des victimes d’abus sexuels, sur le fait que nous devons les entendre, et les croire.
Débâcle de Veerle Baetens, avec Charlotte De Bruyne, Rosa Marchant, Amber Metdepenningen -Au cinéma le 28 février 2024