[CRITIQUE] Challengers – Trouver le triangle équilatéral

Zendaya, l’égérie incontournable du moment, depuis son éclat dans Euphoria (en mettant de côté ses rôles dans les récents Spider-man de Marvel), s’applique inlassablement à métamorphoser son image. Elle était l’icône des jeunes téléspectateurs avides de Disney Channel – un parcours fréquent pour ces étoiles montantes de la firme aux grandes oreilles, comme en témoigne également le passage de Miley “Hannah Montana” Cyrus, avec son titre Wrecking Ball, entre autres. Désormais, elle se dévoile dans des scènes intimistes, explorant les méandres de la nudité, de la consommation de substances, de la domination, plongeant sans retenue dans des récits dépeignant la sexualité et la mélancolie. À la fois actrice et productrice de Challengers, réalisé sous la houlette de Luca Guadagnino, Zendaya fascine par son choix artistique, attirant naturellement toute l’attention médiatique vers le sulfureux et le sensuel, capturant une scène envoûtante : celle où, assise au bord d’un lit, elle se trouve encadrée de deux hommes, fusionnant avec eux dans des étreintes passionnées, pour finalement esquisser un sourire malicieux face à la caméra, invitant le spectateur à se joindre à leur univers.

Évidemment, face à cette évolution, une frange de l’opinion américaine, retombant dans ses tendances puritaines, s’offusque de la représentation explicite de l’intimité à l’écran – une controverse ravivée par la récente scène intime entre Cilian Murphy et Florence Pugh dans Oppenheimer. D’autres, plus avilis par leurs penchants dévoyés, attendaient avec impatience de contempler les courbes suggestives de l’actrice sur la grande toile. Ainsi se profile la stratégie de vente de Challengers : susciter l’intérêt à la fois des moralistes outragés et des dépravés en salle. Mais pourquoi tant de provocation ? Tout simplement car c’est tout ce dont n’est pas le long-métrage.

Copyright 2023 Metro-Goldwyn-Mayer Pictures Inc. All Rights Reserved.

La scène en question, dans sa version intégrale, débute avec Art (Mike Faist) et Patrick (Josh O’Connor), deux hommes, amis de longue date et tous deux joueurs de tennis, pris au piège de sentiments intenses pour Tashi, l’étoile montante du sport, déjà auréolée du titre d’égérie pour Adidas. Leurs chemins se croisent sur le sable doré d’une plage, où des échanges complices les mènent à convenir d’un rendez-vous nocturne dans une chambre. Une tension charnelle s’installe entre ces amis, perceptible pour nous spectateurs dès le début, car Guadagnino se plaît à juxtaposer les sourires complices d’un côté et les torsions suggestives de l’autre, créant une atmosphère électrique. Tashi en est consciente, leurs échanges verbaux se déroulant à proximité intime, leurs regards échangés empreints de douceur. Consciente également des intentions équivoques qui se trament, Tashi énonce son refus d’être instrumentalisée dans un triangle amoureux, mais au fil d’une conversation enivrante, empreinte de ces confidences nocturnes qui tissent des liens profonds entre amis, le spectateur se trouve captivé par ce jeu triangulaire.

Après une digression autour d’une anecdote sur l’apprentissage de la masturbation par Art, sous les enseignements de Patrick, une tension palpable s’installe transparaissant à travers les échanges de regards chargés et les silences lourds de sens. C’est alors que Tashi prend l’initiative en embrassant les deux “amis”. Le triangle se métamorphose en une ligne droite, avec Art et Patrick aux extrémités et Tashi en son centre. Peu à peu, les lèvres se rapprochent, mais Tashi se retire, laissant place à un échange passionné entre les deux hommes, tandis que le sourire accueillant de la bande-annonce cède la place à un regard d’observation et de prise de conscience : le triangle retrouve sa configuration originelle. Bien qu’un arrangement à trois soit implicitement suggéré entre les deux amis, ils refusent de le reconnaître. La scène s’achève quelques instants plus tard quand Tashi quitte la pièce après avoir promis de remettre son numéro au vainqueur du lendemain, sachant qu’Art et Patrick s’affronteront en finale du tournoi.

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Cette scène d’émois amoureux et de découverte sexuelle constitue l’essence même de Challengers. Jamais nous ne verrons de scène explicite de sexe ; le match de tennis une décennie plus tard entre Art et Patrick en est l’exemple parfait. Car là où le tennis trouve sa quintessence, c’est lorsque deux adversaires forment un couple, lorsque la balle rebondit sans cesse sur les raquettes, se rapprochant dangereusement du filet. C’est une synergie que le cinéaste capte à travers ses travellings, ses plans en première personne (nous devenons la balle lors d’un long plan), ses jeux de champ-contrechamp qu’il brise en remplaçant le cut traditionnel par une rotation rapide à 180 degrés, et surtout par la captation de la transpiration palpable. 

Certes, la manière dont les matchs de tennis sont filmés n’est pas réaliste, mais cela est intentionnel : ils sont filmés comme des scènes de sexe. Lorsque l’alchimie entre les deux adversaires s’installe, la balle virevolte de plus en plus rapidement, les cris des efforts physiques (auxquels nous avons tous fantasmé ou raillé en écoutant un match à la télévision) deviennent plus intenses, et les regards entre les deux rivaux se font plus insoutenables, leurs sourires en coin de plus en plus évocateurs. Il y a même ce plan où Patrick, lors d’une pause entre les sets, déguste une banane en fixant Art. 

Les puritains américains seront peut-être soulagés de ne pas avoir à “endurer” des scènes de sexe, mais seront-ils prêts à suivre un triangle amoureux à la bisexualité manifeste ? Les voyeurs désireux d’observer un ménage à trois à l’écran seront également déçus de constater que les pulsions sexuelles les plus puissantes émanent des échanges entre les deux hommes et non des formes de Zendaya. Pourtant, il est rafraîchissant de voir une œuvre pulp qui n’a pas peur de nous présenter des hommes qui s’aiment, qui ne l’assument pas tout en partageant des longs churros dans un échange de regards profonds.

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En effet, si la mise en scène ne se complaît pas dans la subtilité – préférant, pour son propre dessein, une exaltation maximale -, l’écriture, quant à elle, s’avère bien plus élaborée et empreinte d’une certaine tristesse. Nous sommes face à un trio de protagonistes en quête d’un bonheur qui semble insaisissable. C’est un triangle amoureux qui ne trouve son équilibre que lorsque ses trois angles sont pleinement présents. Entre Tashi et Art, mariés et parents d’un enfant, ce dernier a perdu toute passion pour son sport tandis qu’elle se réfugie dans sa mélancolie, espérant le retour d’une vitalité et d’une passion que Patrick incarne. Entre Tashi et Patrick, le désir est latent, mais il leur manque une assise affective, incarnée par Art. Entre Art et Patrick, l’amour est présent mais leur incapacité à assumer leurs désirs nécessite la présence de leur amour commun, Tashi, pour les pousser à s’embrasser (comme elle le fait dans la scène d’émois quelques années auparavant).

Toutes leurs interactions en duo, quelle qu’en soit la combinaison, sont marquées par un manque, une désynchronisation ; elles sont toutes empreintes d’un vide, jamais pour les mêmes raisons, mais toujours lié au troisième angle du triangle. Ainsi naît un besoin de compétition : “qui séduira Tashi ?”, “qui mènera la meilleure existence ?”, “qui fera les choix les plus judicieux ?”. Les enjeux sont captivants car la compétition de tennis n’est qu’un prétexte pour évoquer davantage, comme le rappellent les personnages. Les dialogues, à double tranchant, ébranlent leurs relations et alimentent leurs désirs respectifs.

C’est lors de la balle de match de l’affrontement entre Art et Patrick, une séquence entrecoupée de flashbacks remontant au commencement de l’histoire, que le triangle équilatéral se forme enfin. Les deux amis se tiennent de part et d’autre du filet, tandis que Tashi occupe une place centrale dans le public. Leurs regards se croisent sans cesse au gré des échanges, et sur un dernier service, la balle rebondit inlassablement sur leurs raquettes, se rapprochant inexorablement du filet. Jusqu’à ce qu’une étreinte finale soit célébrée par un cri du cœur empreint de passion, presque un cri orgasmique, de la part de Tashi, qui se lève et déclare : “Oh oui, allez !”. Nous ignorons si ces personnages trouveront le bonheur par la suite. Nous ne pouvons conjecturer sur leurs destins. Tout ce que nous savons, c’est qu’au cours d’un bref instant, devant les spectateurs, le trio parvient à trouver le bonheur, en parfaite synchronisation. Voilà toute la beauté de Challengers : il réussit à nous faire ressentir les ambiguïtés sentimentales de ses personnages dans toute leur complexité. C’est véritablement poignant.

Challengers de Luca Guadagnino, 2h11, avec Zendaya, Josh O’Connor, Mike Faist – Au cinéma le 24 avril 2024

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