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[CRITIQUE] Euphoria – les méandres de l’adolescence américaine

Apparu sur les écrans à l’aube de l’été 2019, le feuilleton télévisé Euphoria, fruit de la collaboration entre HBO et A24, s’est rapidement imposé comme une tempête déferlante, bravant avec audace des sujets dérangeants et des thématiques autrefois jugées « taboues ». Contrairement aux œuvres précédentes destinées aux adolescents (songez à 90210 Beverly Hills : Nouvelle Génération, Gossip Girl, Glee, etc.), Euphoria n’a en rien édulcoré son récit, sondant avec authenticité l’anarchie de l’adolescence et explorant les tourments de cette génération que d’autres séries, et la société dans son ensemble, avaient jusqu’alors ignorés. Bien que la crudité explicite de ses scènes de sexualité et la représentation sans concession de la consommation de drogues aient pu faire reculer les spectateurs les plus sensibles, ceux qui ont plongé au-delà de cette débauche ont découvert une peinture fascinante et réaliste de la culture tumultueuse contemporaine, ainsi que du désir ardent des jeunes de fuir leurs existences éprouvantes.

Doté d’un large éventail de personnages, chacun confronté à ses propres tourments, on pourrait craindre qu’Euphoria ne sombre rapidement dans le chaos, éparpillant trop peu d’attention à chacun de ses acteurs. Cependant, les scénarios précis et structurés élaborés par le scénariste-réalisateur Sam Levinson explorent les expériences de chaque lycéen de manière aussi exhaustive qu’efficace. Dès le départ, Rue, incarnée par Zendaya, nous sert de guide dans ce tourbillon. En tant que jeune toxicomane en quête de rédemption, tentant de renouer avec sa famille et de trouver sa place parmi ses pairs après une cure de désintoxication, Rue incarne les conflits sociaux plus larges auxquels sont confrontés les adolescents, happés par l’attrait irrésistible de l’automédication. Pourtant, elle dépasse rapidement le simple rôle de porte-étendard de ce motif. Malgré les leçons poignantes que l’on peut tirer de sa chute, Levinson dote son personnage d’une profondeur qui l’empêche de sombrer dans le cliché du « toxicomane ». Si son impulsivité reste une constante, Rue révèle également un esprit vif et un dévouement courageux envers ses proches confidents. Zendaya navigue avec brio entre l’apathie de Rue face à la vie et ses aspirations à s’améliorer, évitant de la cantonner uniquement au cynisme ou à l’enthousiasme exclusif. Rien ne témoigne mieux de cette dualité que la réflexion de Rue : « J’ai eu une fois un thérapeute qui m’a dit que ces états vont croître et décroître, ce qui a soulagé ma mère, car cela signifiait que dans les mauvais moments, il y aurait de bons moments. Mais cela lui donnait aussi de l’anxiété, car cela signifiait que dans les bons moments, il y aurait des mauvais moments.« 

Chaque épisode commence dès lors par une anecdote angoissante qui accentue les détresses que chaque personnage principal a dû endurer. Avec Maddy d’Alexa Demie piégée dans une relation toxique, Kat de Barbie Ferreira luttant contre son corps, et la Cassie de Sydney Sweeney cherchant à fuir les déboires sexuels scandaleux de son passé. Avant de passer à l’intrigue principale, dans laquelle tous ces personnages se heurtent les uns aux autres tout en essayant individuellement d’atteindre l' »euphorie » par le biais de leurs activités pernicieuses. Même si Rue déclare si sincèrement « Chaque fois que je me sens bien, je pense que ça va durer pour toujours, mais ça ne dure pas« , cela n’empêche personne d’essayer. Chaque adolescent est capable de dire sa propre vérité, et le commentaire caustique de Levinson tranche les stigmates de la société à gauche et à droite. La phrase « Je sais que votre génération comptait sur les fleurs et la permission de votre père, mais nous sommes en 2019, et à moins que vous ne soyez Amish, les nus sont la monnaie de l’amour, alors arrêtez de nous faire honte » attire notre attention, tandis que l’observation objective de Rue sur la relation de Maddy (« Ce n’était pas la violence qui l’effrayait. C’est le fait qu’elle savait que quoi qu’il fasse, elle l’aimerait toujours« ) est si tranchant qu’il laisse une cicatrice. Cependant, outre Rue, régulièrement rayonnante, on se concentre le plus souvent sur les prouesses de la Jules de Hunter Schafer et du Nate de Jacob Elordi, les deux incontournables des seconds rôles.

Schafer, une adolescente mannequin transgenre qui fait ses premiers pas dans l’arène cinématographique, irradie dès qu’elle foule l’écran, comme si elle avait préparé toute sa vie cette opportunité d’accéder à la notoriété. En tant que contrepartie lumineuse de Rue, Jules incarne une éclatante lueur de joie et de jubilation, symbolisant la paix tant convoitée par Rue, bien que le rayonnement joyeux de Jules insuffle un nouvel élan à la quête de guérison de Rue, elle demeure indépendante, confrontée à ses propres tourments tout au long de la série. Malgré son apparence pétillante, Jules ressent secrètement le besoin d’être acceptée, une douleur résiduelle de son passé prépubère, comme le souligne Rue dans son récit émouvant de son enfance dépourvue de bonheur dans l’épisode 4. Elle aspire à l’amour, espérant à tort le trouver à travers des rencontres anonymes. Malgré ses tourments émotionnels, Schafer incarne Jules avec une assurance irrésistible et une conviction captivante, refusant de se laisser enfermer dans une quelconque tragédie associée aux personnes transgenres.

Quant à Nate, le personnage interprété par Elordi, Euphoria utilise sa complexité pour explorer les thèmes de la « masculinité toxique ». Nate correspond aux archétypes traditionnels (quarterback star, en couple avec une pom-pom girl, d’une beauté magnétique) et présente des défauts familiers (abus d’alcool, problèmes de colère, brutalité dans ses relations), mais plutôt que de céder à la banalité, Levinson et Elordi explorent pleinement ses failles, tissant une histoire brutale qui éclaire en partie, sans pour autant excuser, sa cruauté. Ils laissent également une part de mystère entourant sa folie, reflétant ainsi les zones d’ombre qui persistent dans nos interactions réelles. Sous une direction moins habile, l’agressivité exacerbée de Nate, notamment envers Maddy, sa petite amie maltraitée incarnée par Demie, et ses sautes d’humeur maniaco-dépressives, auraient pu sembler artificielles ou grotesques. Cependant, grâce à l’écriture affûtée et sensible de Levinson et à l’interprétation convaincante d’Elordi, le personnage acquiert une profondeur crédible, parfois même troublante.

Bien que la capacité de Levinson à tisser autant d’intrigues tumultueuses soit véritablement stupéfiante, son talent pour la mise en scène est tout aussi éblouissant et dynamique, capturant de manière exhaustive le chaos des complications vécues par ses personnages. Fils du brillant Barry Levinson (Rain Man), Levinson n’avait dirigé que deux longs métrages (Another Happy Day en 2011 et Assassination Nation en 2018, salué par la critique) avant de se lancer dans cette odyssée télévisuelle sur HBO. Chaque expérience l’a préparé à affronter des drames sombres et à affiner son style, le préparant ainsi à son effort le plus ambitieux à ce jour, une préparation qui transparaît dans son œuvre.

Avec une caméra qui semble avoir sa propre volonté, naviguant tumultueusement à travers des foules pour suivre chaque adolescent dans ses épreuves, Euphoria maintient un rythme hypnotique. Pourtant, Levinson ne perd jamais le fil, sachant exactement quand intensifier la tension et quand accorder un bref répit à l’agitation. Son contrôle omniprésent vous enveloppe, vous retenant captif pendant chaque épisode d’une heure, incapable de vous soustraire à la force captivante de son génie cinématographique.

Levinson est indéniablement soutenu par une équipe remarquable de directeurs de la photographie, dont Marcell Rév (Assassination Nation), Drew Daniels (Waves), Adam Newport-Berra et André Chemetoff (Le Monde est à toi), tous filmant la série avec une ferveur intense. Les monteurs Julio Perez IV (It Follows), Harry Yoon (Detroit) et Laura Zempel jonglent habilement d’un personnage à l’autre, tissant avec audace les fils du passé et du présent dans un style cohérent et gratifiant.

Cette collaboration exceptionnelle est particulièrement mise en lumière dans l’épisode 4, intitulé « Shook Ones, Pt. II”, où une multitude d’intrigues convergent vers une fête foraine urbaine chaotique. Des révélations tumultueuses se déploient et s’entrechoquent au milieu de l’effervescence de l’événement, dans une danse frénétique mais captivante. Sur la partition enivrante de Labrinth, cette séquence époustouflante est une symphonie visuelle qui met en valeur l’artisanat collectif dans toute sa splendeur, où chaque membre de l’équipe contribue à la création d’un ensemble magistral.

Euphoria constitue une expérience extrême pour beaucoup, que ce soit en raison de son contenu controversé ou de sa réalisation frénétique, et sa narration fragmentée peut rebuter ceux qui préfèrent des récits plus linéaires. Cependant, ceux qui persévèrent jusqu’au bout découvriront que chaque élément tumultueux de cette chronique bruyante possède sa raison d’être.

Cette histoire, racontée avec tant d’agitation, capture la vérité brute de l’adolescence contemporaine d’une manière qui aurait été impossible avec une approche plus conventionnelle. En effet, une construction plus ordonnée aurait sacrifié l’authenticité essentielle de cette exploration. À bien des égards, Euphoria représente la quintessence de la difficulté et de la noirceur de l’adolescence américaine contemporaine, une représentation éclairante qu’il serait dommage de négliger.

Euphoria de Sam Levinson, 8 x 60 minutes, avec Zendaya, Hunter Schafer, Jacob Elordi – Depuis 2019