Considérés comme l’âge d’or du cinéma français, les années 1930 ont vu émerger de nombreux réalisateurs de talent tels que Jean Renoir, Jean Grémillon, Julien Duvivier ou encore Marcel Carné, qui nous intéresse aujourd’hui. Sorti en juin 1939 en France, Le Jour se lève signe la quatrième collaboration entre Carné et Prévert, à qui l’on devait un an auparavant les dialogues du sublime Quais des Brumes dont la réplique “T’as de beaux yeux tu sais” est aujourd’hui inscrite au rang de culte. Le Jour se lève débute sur un meurtre, celui commis par François (Jean Gabin), qui, au comble du désespoir, s’est barricadé dans son appartement. Tandis que la police l’assiège, il se repasse en tête les événements qui l’ont conduit au crime.
Resté célèbre pour son utilisation précurseur du flash-back ainsi que pour ses décors, le film comporte néanmoins une dimension politique forte, sur laquelle nous allons ici baser notre analyse. Car si l’on parle souvent de syntonie pour expliquer le succès d’un film, l’insuccès du Jour se lève à sa sortie pourrait également traduire la pertinence d’un propos jugé trop pessimiste par le gouvernement Daladier ainsi que par une partie de la population de l’époque. Mais alors comment, à travers sa mise en scène, Carné fait-il du Jour se lève une tragédie moderne en avance sur son temps ? Telle est la question à laquelle nous allons tenter de répondre, en nous intéressant dans un premier temps au milieu ouvrier qui nous est dépeint tout le long du film, puis nous nous pencherons davantage sur le regard funeste de la France que pose subtilement le réalisateur.
Impossible de parler du Jour se lève sans citer Alexandre Trauner, chef décorateur pour le film, il choisi en accord avec Carné de tout faire construire en studio, et ce quitte à effrayer les producteur en leur imposant un immeuble de cinq étages, le tout en faisant de la chambre du 5ème une pièce à quatre murs, contraignant les techniciens de sortir par le toit à l’aide de grues. Et pourtant, le résultat à l’image est saisissant : François semble véritablement esseulé tout le long du film, coincé dans cette prison à ciel ouvert dont il est le seul à avoir les clés; celles-ci étant ses souvenirs qu’il ressasse, comme si se souvenir pouvait l’aider à comprendre, alors même qu’il n’a rien à comprendre, tant le destin est déjà scellé pour lui dès la première séquence du long-métrage. Car en effet, Carné débute son film par un travelling avant sur une carriole qui suit des rails placés au sol, allant vers la gauche. La carriole n’a en aucun cas l’obligation de suivre ses rails, précisément parce que ceux-ci sont faits pour le tramway et non pour elle, mais le cocher les suit quand même, probablement par habitude, effectuant le trajet presque mécaniquement, le tout pour finir par aller vers la gauche, tandis que la caméra, elle, choisit d’aller vers la droite afin de cadrer l’immeuble dans lequel François est reclu. D’emblée, on choisit de montrer le chemin tout tracé d’un cocher qui est, semble-t-il, assujetti par son travail, se déplaçant machinalement dans la ville en se contentant de suivre le chemin tout tracé (celui des rails du tram) pour gagner sa vie. Puis, la caméra franchit les rails pour montrer l’immeuble, qui est donc filmé pour la première fois comme une transgression, François est donc hors du chemin.
Nonobstant, cette marginalité n’est pas symbolique de liberté, puisque bien qu’il ne soit pas sur les rails, il est coincé au dernier étage du plus grand immeuble du quartier. La différence de taille avec les autres bâtisses ne renforce que plus le caractère spectaculaire du personnage de Jean Gabin, il est une anomalie dans la ville, et rompt instantanément avec la normalité. Et c’est là tout l’enjeu du film, Gabin est un enfant du peuple, c’est un enfant qui vient lui aussi de l’assistance comme il le dit à Françoise lors de leur première rencontre :
“Moi aussi je suis de l’assistance […], puis on est de la même famille puisqu’on a pas de famille..!”
De plus, Carné décide de faire se rencontrer les personnages à l’usine, pendant que François travaille, comme pour signifier son importance dans la vie du personnage de Gabin : tout gravite autour de celui-ci, comme il le dit lui-même “le travail c’est la liberté, et puis c’est la santé”. On pourrait alors y voir aussi une forme d’ironie chez Prévert pour qui l’écriture du scénario est marquée par la grève générale de 1938, survenue à la suite de mesures économiques fortement antisociales touchant notamment le contrôle des prix, les heures supplémentaires et les services publics. Les syndicats répondent donc aux mesures prises par Paul Reynaud en organisant une grève générale. Mais celle-ci est vite réprimandée par Daladier, qui autorise notamment la police à faire usage de gaz lacrymogènes. Cette grève sonne alors comme un profond échec qui conduit à la fin du Front populaire, le tout dans l’indifférence de la presse.
Cette résonance avec son époque est d’autant plus forte qu’explicite quelques séquences avant la scène finale, où Gabin à sa fenêtre tire un monologue d’une violence rare, alors même que ses compères le supplient de redescendre, parce qu’il est le “bon gars” que tout le monde connaît, persuadé qu’il n’a pas agit en mal. On y voit donc l’image d’un tribunal populaire acquittant son héros, il est pardonné par le peuple. Mais ces derniers sont vite réprimandés par les gardes mobiles. Carné filme ainsi le deuil, celui du front populaire, certes, mais aussi et surtout celui de la solidarité ouvrière, qui subit la répression de son gouvernement. De plus, comme si cela ne suffisait pas pour alimenter l’allégorie de la grève générale, les policiers qui s’introduisent quelques minutes plus tard dans la chambre de François useront de gaz lacrymogènes, comme ce fût le cas en novembre 1938. Sauf que quand ils entrent, il est déjà mort, tout comme le Front populaire est déjà éteint à l’avènement de la seconde guerre mondiale.
En effet, Carné va plus loin qu’une simple représentation du Front populaire dans ce film. Si son voisin allemand, Fritz Lang, pressenti la montée du nazisme en 1931 avec M le Maudit, lui pressent l’arrivée d’une seconde guerre mondiale, et l’illustre subtilement durant tout le long métrage. Dans un premier temps, on pourrait s’attarder sur le nom du personnage principal : François. D’origine arabe et latine, il est dérivé de “francus” qui signifie “libre”. De plus, on peut y voir une assonance avec le pays dans lequel il vit, la France. Ainsi François pourrait également représenter la France, celle qui est tiraillée entre deux mondes ; celle de 1936, qui fête la victoire du Front Populaire, et celle de 1939, frappée par la guerre, la montée du fascisme et de l’antisémitisme au sein même du pays. Le personnage de Jules Berry, Valentin, illustrerait ainsi ce mal auquel elle doit faire face.
Durant tout le long métrage, c’est bien Valentin qui mène en bateau François et fait de lui son pantin jusqu’à lui faire commettre l’irréparable. Il lui fait d’ailleurs savoir lors de leur ultime rencontre : “Vous êtes nerveux parce que vous êtes inquiet, et vous êtes inquiet parce qu’il y a des choses qui vous échappent”. Valentin se joue de François et bien que celui-ci essaye tant bien que mal d’aller à l’encontre de ce que lui souhaite son némésis, il finit par se condamner lui-même “Oui je suis un assassin, mais les assassins ça court les rues ! Y’en a partout, tout le monde tue un petit peu, seulement on tue en douceur alors ça se voit pas […] rentrez chez vous vous lirez ça dans le journal […] c’est fini […], y’en a plus de François, nulle part, alors laissez moi. Foutez moi la paix, allez vous-en.”’ C’est sur cette tirade aidée par la performance de Gabin que Carné tranche la question. L’espoir est vain, tout le monde tue, ou du moins, tout le monde est amené à tuer en temps de guerre.
On peut se souvenir alors du titre original de M le maudit, cité précédemment, à savoir Les assassins sont parmi nous. Carné fait le même rapprochement que Lang en suggérant l’idée que la guerre est déjà à nos portes, tant le mal est déjà là. Et l’Histoire lui donne raison puisqu’à peine quelques semaines après la sortie du film, la France entre en guerre. L’utilisation du flash-back appuie davantage cette sensation d’être prise au piège. Car quand bien même François essaye de comprendre ce qui l’a poussé à tuer, ses pensées sont constamment interrompues par la réalité, à savoir que la police est en train d’assiéger son immeuble. Aucun retour en arrière n’est donc envisageable, les soldats sont déjà en marche vers la mort comme peut le suggérer la musique de Maurice Jaubert, qui signe la bande originale du film. Également du côté de l’éclairage, on retrouve la fameuse brume caractéristique du réalisme poétique, qui renforce la dimension tragique de l’œuvre, faisant presque de ses personnages des fantômes. Tout semble flou et brumeux, la lumière diffuse donne à l’image une forme d’instabilité, d’incertitude morbide. Tout le film semble habité par la mort elle-même, débutant sur un carton annonçant l’assassinat d’un homme, le tout pour finir sur le suicide d’un autre. On pourrait ainsi presque parler d’épanadiplose narrative suggérant l’idée d’un cercle vicieux, le meurtre engendrant la mort. La boucle est bouclée.
En clair, avec Le jour se lève Carné épouse les codes du réalisme poétique tout en émettant une critique subtile de la France de la fin des années 30, tiraillée entre espoir et désenchantement, comme le suggère la réplique de Jacqueline Laurent à propos du personnage de Gabin qui, selon elle, a “un oeil gai, et l’autre qui est un tout petit peu triste”. Enfin, si l’on retient naturellement l’ambiance pessimiste du film, il est important de rappeler que Carné fait vivre à son personnage principal une idylle amoureuse passionnée et touchante qui prouve que même les heures sombres ont le droit à leur instants de grâce.
Le jour se lève, 1h 33min, drame romantique de Marcel Carné avec Jean Gabin, Jules Berry, Arletty
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