La figure parentale revêt souvent le masque du vilain sur l’écran de cinéma et dans les diverses formes narratives. Qu’il s’agisse de l’incontournable “Je suis ton père” de Star Wars, des tréfonds de haine maternelle dépeints par Xavier Dolan, ou encore du récent et déplorable Argylle où Bryan Cranston incarne un faux géniteur engagé pour surveiller et maintenir à distance le passé du personnage incarné par Bryce Dallas Howard, cette figure maternelle ou paternelle devient régulièrement l’antagoniste central. Dans l’œuvre récente de Xavier Legrand, notamment dans son dernier opus Le Successeur, le père s’impose comme la figure parentale antagoniste par excellence. Ainsi, plongeons-nous dans l’analyse de la manière dont le cinéaste aborde la mise en scène et l’écriture de ces personnages, normalement associés à un cocon de confiance et de sécurité pour tous.
En 2012, Xavier Legrand amorçait discrètement sa percée avec Avant que de tout perdre, un court-métrage captivant de vingt-neuf minutes qui narre l’épopée de Miriam, interprétée brillamment par la talentueuse Léa Drucker, une caissière qui, accompagnée de ses enfants, prend la fuite devant son époux Antoine, incarné de manière effrayante par Denis Menochet, au sein même de son lieu de travail. Dans ces prémices d’une simplicité édifiante, toujours d’une actualité saisissante, Xavier Legrand signe une œuvre initiale d’une tension exemplaire. Dans ce récit, le protagoniste paternel ne se dévoile pas immédiatement. Les premières minutes sont dédiées à suivre la mère, son fils et sa fille dans leur fuite, face à une menace encore indistincte, jusqu’à leur refuge dans un supermarché où l’on saisit rapidement la familiarité de Miriam avec cet environnement et son désir pressant de démissionner pour échapper à la région. L’atmosphère semble prête à basculer à tout moment, plongeant le spectateur dans une tension palpable où la menace demeure encore insaisissable. Puis survient un mouvement de caméra avant, capturant une hôtesse de caisse, une collègue, en proie à la panique au téléphone de service : “Il est là ! “, “Il s’approche ! “, “Que dois-je dire ? “. C’est ainsi que nous faisons la rencontre d’Antoine. Imposant de stature, il maintient un calme apparent tandis qu’il questionne, d’une voix posée, sur le lieu où se trouve sa femme, prétextant un besoin urgent de récupérer un chéquier.
Après dix-sept minutes d’errance administrative, ponctuées d’entretiens avec le responsable et le trésorier de l’entreprise, s’ensuit une course effrénée pour tous les collègues ainsi que pour Miriam, tentant de se démêler de cette situation de panique qui perdure une bonne dizaine de minutes. Pendant ce temps, l’élément déclencheur de cette terreur avance paisiblement, les mains dans les poches, au cœur de la foule. Tel un Michael Myers insaisissable, il ne court jamais, conscient que sa proie demeurera toujours à portée de main. Mais alors qu’il découvre que Miriam est en “réunion” (ce qui est faux), et qu’il doit donc patienter, sa colère latente commence à poindre, éclipsant peu à peu son apparente sérénité.
Malgré l’assurance que lui procure sa présence entourée, Miriam décide de prendre un risque calculé en affrontant directement son mari, en lui remettant le chéquier dont il a besoin. Cette décision éveille l’angoisse chez son fils, qui implore sa mère de renoncer à cette entreprise périlleuse. Son inquiétude pour elle transpire à travers ses sanglots. Bien que sa fille demeure silencieuse, il est évident que le bien-être de toute la famille est en jeu. Le père représente une menace pour l’unité familiale dans son ensemble, contrairement à la situation dans L’Amour et les forêts, où le personnage de Melvil Poupaud jongle entre sa femme et ses enfants, dans un jeu de duplicité. “Non, ne vas pas”, répète Julien le jeune fils, les larmes aux yeux, à sa mère. En dépit de ces supplications, Miriam se résout finalement à affronter son mari. Cette confrontation se déroule dans un calme apparent, bien que ponctué par des échanges de regards chargés d’une tension oscillant entre menace et inquiétude. Elle se conclut rapidement par une remarque de l’une de ses responsables, non complice de sa tentative d’évasion : “Madame Besson, vous n’étiez pas là ce matin“.
La tension monte alors qu’Antoine, jusque-là aimable, devient menaçant, révélant ainsi son mépris latent envers sa femme, Miriam. Il perçoit intuitivement que quelque chose ne va pas et tente de la contrôler en la questionnant sur son emploi du temps. Incapable de répondre, Miriam devient nerveuse, mais réussit à échapper à ses suspicions temporaires. Cependant, informé par une collègue de travail de son intention de partir, Antoine se lance dans une recherche anxieuse. Finalement, Miriam essaie de s’échapper avec ses enfants, mais elle est confrontée à son mari sur le point de partir. Elle réussit à le semer, symbolisant sa tentative de se libérer de sa domination. La scène culmine dans un plan final où Miriam s’échappe dans sa voiture, dans un plan final large où, parmi les véhicules qui entrent et sortent du cadre, se trouve certainement celui de son mari.
L’ingéniosité de Xavier Legrand réside ici dans sa capacité à créer, en seulement cinq courtes minutes d’apparition à l’écran, une entité qui exerce une influence profonde et menaçante sur sa femme et, par extension, sur nous-mêmes en tant que spectateurs. Comme dans toute relation toxique où la figure d’autorité du couple cherche à posséder et exerce ainsi une forme de violence morale et/ou physique, ce mal insidieux s’insinue dans l’esprit de la victime même en l’absence physique de son origine. C’est à travers cette présence oppressante en dehors du champ visuel que Avant que de tout perdre tisse sa tension et instille la peur. Nous sommes littéralement dans la peau du personnage de Léa Drucker pendant une demi-heure tendue, haletante, où le moindre faux pas semble imminent. Lorsque Miriam risque un regard vers l’extérieur du véhicule pour vérifier si son mari est toujours là, ce simple mouvement de tête en contre-plongée, accompagné du regard suspicieux d’Antoine, provoque un véritable sursaut, nous plongeant dans un dernier plan glaçant où l’ennemi pourrait se dissimuler parmi la foule. C’est quelques années plus tard, pour nous spectateurs, que nous découvrirons le sort réservé au couple Antoine et Miriam dans la suite, sous forme de long-métrage, intitulée Jusqu’à la Garde.
Dans Jusqu’à la Garde, sorti en février 2018, on retrouve Miriam et Antoine quelques mois après les événements du supermarché, en pleine procédure de divorce. Miriam vit chez ses parents dans une autre région, tandis qu’Antoine se déplace pour suivre sa mutation professionnelle. La question de la garde de leur plus jeune enfant est au cœur du débat, alors que leur aînée est sur le point de devenir majeure et de pouvoir choisir sa résidence. Dans cette scène d’introduction astucieuse, Xavier Legrand ne révèle pas clairement qui est en tort, laissant ainsi planer le doute pour ceux qui n’ont pas vu le court-métrage précédent. Malgré notre tendance à sympathiser avec la mère, incarnée par Léa Drucker, et à percevoir Antoine, joué par Denis Menochet, comme calme en apparence, des nuances apparaissent progressivement. Les avocates des deux parties argumentent brillamment, mais les observateurs attentifs peuvent déceler des indices subtils de manipulation chez Antoine. La descente aux enfers de Miriam et la plongée dans la folie d’Antoine révèlent peu à peu la complexité des personnages, remettant en question le manichéisme initial du court-métrage.
Pour ceux qui ont vu Avant que de tout perdre, le focus se déplace vers l’obsession et les manipulations du père. Malgré les réticences claires de son fils et les recommandations de l’avocate adverse, le père obtient la garde de l’enfant pour un week-end toutes les deux semaines. On suit alors les rencontres entre le fils Julien, interprété avec justesse par Thomas Gioria, et son père à travers des ellipses temporelles. Malgré le désaccord de Julien, Miriam est contrainte de respecter la décision de justice pour éviter des sanctions. Antoine, bien qu’exprimant de la tristesse devant la juge et adoptant un comportement accommodant envers son fils, semble avoir le dessus. Jusqu’à la Garde offre au réalisateur l’opportunité d’explorer en profondeur la complexité du personnage du père. On se demande s’il désire réellement passer du temps avec son fils, étant donné les changements brusques de comportement, passant de l’affabilité hypocrite à l’indifférence froide une fois chez lui. On se demande s’il cherche à utiliser son fils comme moyen de se rapprocher de la mère, surtout lorsqu’on le voit le manipuler en lui faisant du chantage émotionnel pour qu’il aille chercher sa mère pendant son temps de garde, sous peine, pour Julien, de ne pas assister à l’anniversaire de sa sœur. Ce qui est d’autant plus troublant, c’est que c’est à peu près tout en même temps.
Comme dans le dernier plan du court-métrage, la présence du père hante la famille. Famille qui se cache derrière l’excuse de vivre chez les grands-parents, alors que Miriam vient de s’installer dans un appartement en banlieue. C’est un nouveau refuge secret pour échapper à la menace représentée par Antoine, qui veut toujours garder un œil sur ceux qu’il considère comme les siens. La tension dans Jusqu’à la Garde est aussi palpable que dans le court-métrage. L’appartement secret devient un cocon, mais il est rapidement découvert par Antoine après avoir fait pression sur son fils. Il n’hésite même pas à y entrer sous prétexte de vouloir connaître l’environnement de ses enfants. Cette intrusion symbolise la présence oppressive d’Antoine, qui envahit littéralement le nouveau domicile. Aucun besoin de spiritisme ou de passé tragique pour créer une atmosphère hantée ; la menace représentée par Antoine suffit à traumatiser la famille.
Même lors de moments de célébration comme l’anniversaire de Joséphine, le père parvient à se faire présent, même s’il reste à l’extérieur. Cependant, le tournant de l’histoire survient lorsque, devant un invité, Antoine agresse physiquement Miriam. C’est à ce moment-là qu’il réalise qu’il ne peut plus continuer à jouer un double jeu. Quelques scènes auparavant, il s’était disputé avec ses propres parents lors d’un dîner, en raison de son comportement agressif. La situation dégénère alors. Cela mène le film vers un climax où Antoine, dans une rage pure, se rend chez son ex-femme avec un fusil et les menace sur le pas de la porte. Dans un moment de terreur, Miriam et Julien, seuls dans l’appartement, refusent de lui ouvrir. Comme dans un film d’horreur, Antoine tire sur la porte, forçant la mère et le fils à se cacher dans la baignoire. Une tension insoutenable règne jusqu’à l’arrivée de la police quelques minutes plus tard. Dans le plan final, Miriam et Julien, traumatisés, se serrent dans les bras en larmes.
Dans ce moment final, nous sommes amenés à nous demander quel héritage Antoine laisse-t-il à sa famille, et surtout, quel héritage laisse-t-il à son fils Julien ? Car, malgré le mutisme de Juliette et notre empathie pour Miriam et toutes les femmes confrontées à des situations similaires, l’histoire se concentre principalement sur Julien. Ce dernier n’a connu qu’un père antipathique et abusif dans son enfance, qui n’a pas su lui offrir l’éducation dont il avait besoin. Quelles leçons tirera-t-il de cette expérience précoce ? Même si son père est arrêté, son influence continuera à hanter la famille et son fils. Xavier Legrand nous laisse avec ces questions sur l’héritage, anticipant son retour en février 2024 avec un deuxième long-métrage au titre intrigant : Le Successeur.
Dans ce nouvel opus, nous quittons Miriam, Antoine et le reste de la famille pour plonger dans une autre famille dysfonctionnelle, où le père revient hanter la vie de son fils Ellias, incarné de manière remarquable par Marc-André Grondin, après plusieurs années de séparation. Ellias, jeune directeur artistique d’une célèbre maison de haute couture française, est en froid avec son père depuis longtemps, tout comme sa mère divorcée. Cependant, il apprend quelques jours avant le dévoilement de sa nouvelle collection de vêtements le décès de son père. Pour régler la succession, il doit retourner au Québec, où il découvrira l’héritage que son père lui laisse.
Xavier Legrand réaffirme ici son intérêt pour les personnages mutiques, car notre protagoniste n’est pas un grand bavard. Contrairement à ses films précédents, le spectateur reste à distance, ayant du mal à s’attacher à un personnage qui montre peu d’émotions. Nous le voyons interagir brièvement avec sa manageuse Judith, jouée par Blandine Bury, mais nous avons peu d’éléments pour nous identifier à lui, surtout compte tenu de son statut social privilégié et de son succès professionnel. Malgré tout, Legrand maintient habilement un certain mystère. Les raisons de la rupture entre Ellias et son père ne sont pas explicitées, mais on sait que le père cherche à renouer le contact avec son fils. Il avait envoyé un e-mail à Ellias quelques mois ou années auparavant pour lui annoncer qu’il avait fait un AVC, un problème cardiaque que Ellias découvre également chez lui, bien que cela ne soit pas pleinement exploré dans le reste du film.
Ce que le père laisse en héritage à son fils, c’est la mort. Bien qu’il soit décédé, son influence persiste dans la conscience collective des personnages qui l’ont côtoyé ces dernières années. De sa voisine diffusant des éloges à son meilleur ami Dominique, interprété par Yves Jacques, tous se souviennent de lui de manière positive. Ellias se demande alors s’il est coupable d’avoir coupé les ponts avec son père pour rien et s’il regrettera sa mort. Le doute s’installe, mais pas pour longtemps. En vidant la maison paternelle, il découvre que le sous-sol est verrouillé, ce qui est étrange. En l’explorant, il trouve une porte secrète cadenassée entre les machines à laver, les serviettes et la cave à vin. Il l’ouvre, l’explore, et au bout d’un petit couloir sombre, il sursaute, pris de peur. Confronté à la découverte d’une adolescente enfermée dans le sous-sol, Ellias doit prendre une décision difficile. Dans un geste impulsif, il décide de la nourrir en mélangeant des somnifères à sa nourriture. Puis, alors qu’il tente de la transporter endormie vers l’extérieur pour la libérer, elle le piège et tente de s’échapper. Dans la confusion qui s’ensuit, Ellias la frappe involontairement, provoquant sa chute et sa mort due à une commotion cérébrale. En seulement deux jours, le père décédé réussit à ruiner la vie de son fils, plongeant ce dernier dans un tourbillon de mauvaises décisions et le laissant traumatisé par le poids d’un lourd secret et d’un homicide involontaire.
Le lourd secret que le père cachait était un comble, une réponse à un manque profond : le manque de son fils. En kidnappant cette femme et en la retenant dans une pièce aménagée comme une chambre d’enfant, il cherchait probablement à combler le vide laissé par l’absence de son fils. Cette déduction est étayée par les péripéties du fils, où les références au père surgissent de manière répétée, soulignant à quel point Ellias manquait à son père. Cette interprétation est surtout confirmée dans les dernières minutes du Successeur, où l’on découvre, à travers le diaporama de l’enterrement sur la chanson “Fais comme l’oiseau” de Michel Fugain (sans doute la scène la plus terrifiante du film), que la fille kidnappée était en réalité la fille disparue de Dominique. C’est un autre secret que Ellias ne peut plus cacher, et il le révèle subtilement au père de la fille avant de se suicider, dans un dernier plan moins explicite que dans les œuvres précédentes du cinéaste. Cependant, cette conclusion peut sembler un peu simpliste compte tenu des implications profondes que ces événements auraient pu avoir sur la vie d’Ellias, ce qui aurait été intéressant de questionner.
Effectivement, il est légitime de se demander si la conclusion de Le Successeur aurait été une redite de celle de Jusqu’à la Garde, où la question de l’héritage des conséquences pour le fils était déjà posée. Xavier Legrand a peut-être choisi une approche pessimiste en concluant cette potentielle trilogie par la mort. Cependant, est-ce réellement une solution ? Non, certainement pas. La véritable solution à ces problèmes réside dans des changements politiques et sociaux profonds, notamment dans la lutte contre le patriarcat. Cela nécessiterait bien plus qu’une trilogie de films pour même commencer à résoudre ces problèmes. Donc, conclure par la mort peut sembler être une solution facile pour choquer le spectateur, mais cela pourrait aussi être perçu comme une certaine forme de paresse de la part du réalisateur.
Il est intéressant de constater que, dans la filmographie de Xavier Legrand, le père est une figure constante et effrayante, interprétée par des acteurs tels que Denis Ménochet ou des personnages dont l’identité reste inconnue. Cette figure paternelle est utilisée de manière similaire dans trois œuvres, créant une tension palpable et une atmosphère d’horreur réaliste, même si celle du Successeur peut sembler un peu plus tirée par les cheveux. Est-ce qu’il y a un lien entre la représentation du père par Legrand, le fait que son dernier film se déroule au Québec, et la haine de la mère par Xavier Dolan ? Est-ce un problème commun à tous les Xavier ? Ces conclusions hâtives peuvent être laissées à Éric Neuhoff. Cependant, il est fascinant de voir comment un cinéaste peut se répondre à travers ses œuvres au fil des années. Découvrez Xavier Legrand, mais ne lui dites pas que vous êtes son père.
Avant que de tout perdre de Xavier Legrand, 0h29, avec Léa Drucker, Denis Ménochet, Mathilde Auneveux – Sorti en 2012
Jusqu’à la Garde de Xavier Legrand, 1h34, avec Léa Drucker, Denis Ménochet, Thomas Gioria – Au cinéma le 7 février 2018
Le Successeur de Xavier Legrand, 1h52, avec Marc-André Grondin, Yves Jacques, Anne-Elisabeth Bossé – Au cinéma le 21 février 2024