[RETROSPECTIVE] Night Moves – Des flots sinueux

Une balade en forêt dans Old Joy, l’errance des pionniers dans le désert de l’Oregon dans La Dernière Piste… La nature occupe souvent une place importante dans l’œuvre de Kelly Reichardt. Dans Night Moves, la cinéaste filme le quotidien d’individus qui luttent pour sa protection. Des activistes écologiques organisent l’opération la plus ambitieuse de leur vie : abattre un barrage hydroélectrique qui menace la biodiversité locale. Une mission aux conséquences inattendues qui bouleverse l’équilibre psychologique et moral de certains membres du groupe.

Night Moves adopte une structure plus conventionnelle que les précédents films de Kelly Reichardt en reprenant les situations classiques du thriller. L’intrigue suit l’organisation du plan des activistes, sa mise en exécution puis la fuite, l’introspection après l’action. Chaque étape est cependant particulièrement détaillée, la mise en scène s’établit dans la longueur et suit la minutie des personnages, Kelly Reichardt s’intéresse comme à son habitude aux aspects pratiques et matériels du quotidien. Les activistes opèrent clandestinement, mais ne sont pas pour autant coupés du monde, ils ont chacun un travail et les moyens dont ils disposent sont expliqués par les origines bourgeoises de Dena (Dakota Fanning). Ce quotidien n’est pas romancé, leur ambition laisse peu de place à la légèreté, les protagonistes avancent le visage grave, conscients de l’ampleur de leur action. Les conversations dévient peu du cadre de la mission, hormis quelques détails, comme le passé militaire et le passage en prison d’Harmon (Peter Sarsgaard). L’origine ou la justification de leurs idées politiques ne sont pas non plus abordées, chacun se révèle progressivement au cours de l’opération, notamment après un événement traumatisant, l’explosion du barrage qui entraîne la mort d’un campeur. Dena et Josh (Jesse Eisenberg) sont tous les deux atteints, mais ce dernier se montre largement plus conscient et préparé aux implications de la radicalité de leur geste.

© Ad Vitam

Les codes du thriller que rejoue le film ne peuvent constituer le seul intérêt d’une scène et servent avant tout l’étude des personnages. Les moments de tension du film, comme l’interrogatoire d’une policière après la détonation, sont eux aussi filmés en temps réel pour scruter leur nervosité, leur capacité à faire face à la situation qui se présente devant eux. Dena dévoile pour la première fois ses talents de rhétorique lors de la scène de l’achat de l’engrais qui éveille les soupçons d’un commerçant.

Dénuée d’action, la seconde partie du film (centrée sur l’introspection de Josh) tente d’exposer l’état psychologique de ce dernier, la paranoïa qui le gagne. Ce segment souvent muet se déroule dans une ambiance pesante où chaque son devient une menace, les plans fixes défilent sur le visage de Josh pour cerner sa tempête interne, sa peur constante. L’angoisse se manifeste aussi chez Dena par les rougeurs qui apparaissent sur sa peau. La nervosité et les sentiments très intenses qui traversent les personnages s’expriment cependant dans une grande sobriété, Kelly Reichardt toujours économe en effet de style. La cinéaste fait même parfois le choix de ne pas filmer le spectaculaire, comme l’explosion du barrage, pour privilégier la fuite et la réaction des protagonistes à la détonation. Dans La Dernière Piste, la caméra s’attarde également davantage sur l’attente des pionniers plutôt que sur la capture de l’Indien, l’intrigue peut tout à fait s’épanouir dans des moments calmes et statiques.

© Ad Vitam

Night Moves s’inscrit dans l’époque contemporaine, les mécanismes modernes de circulation de l’information (caméras, réseaux sociaux, numérisation des données) contraignent la clandestinité des protagonistes. Ces derniers font aussi face aux dérives du capitalisme moderne, un monde envahi par les symboles de la société de consommation (publicité, émission de télévision), ou par les 29 terrains de golf de la ville de Bend en Oregon nécessitant une énorme quantité d’eau dans une région pourtant très sèche.

Kelly Reichardt étudie le rapport entre l’homme et la nature et porte une attention particulière aux flux de la matière : la vapeur qui inonde le cadre dans le spa où travaille Dena, l’engrais transformé en explosif ou le travail agricole dans la ferme biologique. L’objectif des activistes est d’ailleurs d’abattre un barrage, une construction artificielle qui interrompt l’ordre naturel. Josh énonce d’ailleurs sa fonction et son impact sur la biodiversité « killing all the salmon so you can run your fucking Ipod every second of your life ». Ce barrage se trouve à proximité d’un parc forestier où la nature a là aussi été transformée, une forêt déboisée pour servir l’extension du secteur des loisirs. Dans Old Joy, Kurt remarque lui aussi la porosité ente les milieux urbains et naturels « It’s all one huge thing now », une nouvelle assimilation dépeinte sous un jour largement plus grave dans Night Moves où la radicalité de l’action des activistes rencontre celle du capitalisme.

© Ad Vitam

S’il est question de radicalité, le cinéma de Kelly Reichardt se distingue toutefois par son ambiguïté. L’explosion du barrage ne constitue pas la finalité de l’intrigue, la réussite de l’opération n’est jamais vécue comme un triomphe et le film ne détaille jamais ses répercussions matérielles et symboliques, mais se concentre plutôt sur l’introspection et le mal-être de Josh. En-dehors de la petite cellule des activistes, on retrouve la structure du groupe à plusieurs reprises, des spectateurs d’un film sur l’écologie, ou les membres de la communauté de fermiers dont fait partie Josh. Ces différents collectifs laissent place à la parole, l’écoute, la pluralité des opinions : une spectatrice jugeant le film trop fataliste, un fermier qui dénonce l’inutilité du geste des activistes, isolé dans un système trop vaste. Night Moves peut alors être vu comme un film politique, non pas en proférant son propre discours, mais en mettant en scène le débat, les flux de pensée.

Le quotidien des activistes est parsemé de paradoxes et de gestes étranges : par exemple, Josh ramasse délicatement le nid d’un oiseau, mais pousse une biche enceinte hors d’une route sans montrer la moindre émotion. De surcroît, s’ils agissent pour préserver la biodiversité, le vivant dans toutes ses formes, les activistes s’accordent en fin de film pour éliminer le membre du groupe qui compromet leur discrétion.

La perspective politique de Night Moves converge avant tout vers l’étude de l’humain, sa réaction face au chaos. Le film présente une multitude de voies et de réponses émotionnelles et se montre très fin pour représenter un environnement psychologique et capturer la sensibilité de chacun. Les mouvements de la nuit explorent les tourments moraux, la richesse de l’individu.

Night Moves de Kelly Reichardt, 1h52, avec Jesse Eisenberg, Dakota Fanning, Peter Sarsgaard – Sorti au cinéma le 23 Avril 2014.

      

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