[RETROSPECTIVE] Old Joy – Explorer une amitié

Le deuxième film de Kelly Reichardt, douze ans après River of Grass1994 et trois courts métrages, marque la première des six collaborations de la cinéaste avec l’écrivain Jonathan Raymond, auteur de la nouvelle « Old Joy » parue en 2004. L’Oregon devient également l’espace de prédilection et un élément fondamental du cinéma de Kelly Reichardt à partir de ce second film. La cinéaste narre ici les retrouvailles de deux amis Kurt (Will Oldham) et Mark (Daniel London) qui partent camper dans la forêt pour trouver des sources chaudes.

Old Joy2006 repose en grande partie sur ses deux personnages principaux, les seuls que l’on suive tout au long du film et dont les caractères différents sont rapidement établis : Mark, sérieux, est marié et s’apprête à devenir père quand Kurt mène une vie plus aventureuse et refuse de s’engager : “I have never gotten myself into anything I couldn’t get myself out of.” Cette différence de personnalité n’est pas un sujet du film et n’occasionne jamais de confrontation entre les deux amis, mais leur relation est toutefois empreinte d’une forme de malaise. Lors d’une scène de feu de camp, Kurt remarque lui-même que quelque chose ne tourne pas rond avant de se raviser. Cette intuition pourrait être attribuée à son ivresse, un évènement de leur passé ou simplement à une pensée hasardeuse, mais la suite du film ne donne pas de réponse à l’origine de ce malaise et la conclusion ne propose pas non plus de dénouement émotionnel pour statuer sur l’amitié des deux personnages. L’atmosphère de la scène et le comportement des deux amis suggèrent cependant une tension dans leur amitié, les plans longs et silencieux servent les dimensions introspectives et mélancoliques du film. Une autre scène où Kurt masse Mark dégage une forme de sensualité et prolonge le mystère de leur relation. La subtilité du film tient de la richesse de cette relation amicale et des individus complexes qu’il met en scène, une caractéristique commune à l’œuvre de Kelly Reichardt.

© Epicentre Films

Mark et Kurt observent l’évolution du paysage urbain et voient un disquaire se faire remplacer par un magasin de smoothie, tout comme Cosy annonce l’arrivée de centres commerciaux dans une zone autrefois considérée comme inhabitable dans River of Grass1994. L’espace et le territoire occupent une place importante dans le cinéma de Kelly Reichardt et constituent de véritables enjeux cinématographiques : Cosy et Lee ne peuvent pas quitter leur région par manque d’argent, Kurt et Mark partent en forêt pour se retrouver et se détendre dans les sources chaudes.

Le voyage des deux amis débute en quittant la ville pour se conclure en atteignant des sources chaudes dans la forêt, mais le film ne construit pas d’opposition stérile des milieux urbains et naturels. Kurt constate qu’il n’y pas de grande différence entre les deux, on trouve des arbres en ville, des détritus dans la forêt « It’s all one huge thing now ». Le film montre à plusieurs reprises que les deux milieux ne sont pas homogènes, Kurt et Mark sirotent leurs canettes de bière dans la forêt, la cabane et les baignoires dont profitent les deux amis sont le fruit d’un artisanat et non pas d’un hasard naturel. Old Joy2006 aborde toute chose dans sa complexité et sa multiplicité.

L’objectif de Kurt et Mark est de trouver les sources chaudes, mais ils n’y arrivent que tard dans le film et leur voyage et errance constituent une aventure en soi. Le paysage, omniprésent, est souvent filmé en plan séquence depuis la voiture des deux amis, dans des plans longs qui montrent l’échelle et la densité de la nature. Quand les personnages pénètrent dans la forêt, le montage s’attarde également sur des phénomènes à échelle plus réduite, les arbres et les feuilles qui occupent une grande partie du cadre, le son de l’eau, un oiseau sur une branche, Lucy (la chienne de Mark) qui batifole dans la forêt. Ces détails contribuent à la relaxation et à l’harmonie que trouvent les personnages dans la nature, le visage de Mark apparait enfin apaisé quand il se baigne dans les sources chaudes. Cette séquence finale dans la nature n’est pas non plus sublimée ou soustraite du réel, les deux amis continuent à parler de leurs affaires du quotidien, Kurt raconte une autre anecdote insolite et le film se conclut sur leur retour en ville. La beauté d’Old Joy2006 trouve sa source dans les détails, la poésie du quotidien, une autre facette du cinéma de Kelly Reichardt que l’on retrouve en particulier dans le récent Showing Up2023.

© Epicentre Films

Si la cinéaste inscrit ses deux premiers films dans l’Amérique contemporaine, ses personnages évoluent cependant en marge de la modernité et de la société : Cosy et Lee fuient la police et s’ennuient dans un motel, Mark et Kurt passent un week-end en forêt. Les contraintes économiques et marqueurs contemporains ne sont pas pour autant absent de leur quotidien : Cosy et Lee manquent d’argent, Mark et Kurt écoutent une émission sur la politique américaine, un loyer trop élevé entraine la fermeture du disquaire. Le contemporain n’est alors pas un contexte pour les personnages, un cadre dont ils peuvent se soustraire. Cependant, les deux amis ne commentent pas l’émission politique et ce week-end dans la nature est l’occasion pour Mark de quitter un moment son foyer et ses préoccupations familiales pour retrouver un ami au mode de vie moins ordonné, tout comme Cosy quitte sa famille pour vagabonder avec Lee dans River of Grass1994. Les personnages des deux premiers films de Kelly Reichardt rompent avec des cadres de vie traditionnels pour trouver des alternatives substantielles et émancipatrices.

Un monologue de Kurt illustre ce choix de s’éloigner d’un cadre traditionnel pour trouver son propre horizon. Kurt dit avoir suivi des cours du soir, en particulier des cours de physique, une matière qu’il comprend et qu’il décrit comme la manière de percevoir un ordre, une forme dans toute chose :

“It’s like climbing a mountain. Look around, you see trees, and rocks, and bushes pressing around you. And then you get above the tree line, you see everything you just went through and it all like comes together. You know, you see that it has a shape, after all.”

Mais cette compréhension ne constitue pas une fin pour lui “I understand it but that’s not the final answer” et ne l’empêche pas d’élaborer sa propre théorie d’un univers en forme de larme qui tombe dans l’espace, même s’il ne peut la justifier. Ce passage est intéressant pour comprendre le rapport au monde de Kurt, son intelligence et sa fantaisie. Cette description comporte aussi plusieurs points communs avec Old Joy2006 et le cinéma de Kelly Reichardt, un portrait fin de l’environnement et des rapports humains mêlée à une forme poétique et mélancolique personnelle. La grande richesse du film réside dans ses détails et les ambiguïtés qu’il entretient, la sobriété formelle sert la complexité et la subtilité des individus qu’il met en scène.

Old Joy de Kelly Reichardt, 1h16, avec Will Oldham, Daniel London, Tanya Smith – Sorti au cinéma le 25 Juillet 2007.

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