Il existe des récits de lutte qui méritent d’être contés, à l’instar de la saga de la famille Von Erich qui se profile dans le prochain Iron Claw. Cependant, il en est un autre, tout aussi dramatique, qui revêt une signification particulière pour ceux qui naviguent dans ce milieu étoilé. L’histoire de Randy “Macho Man” Savage est à la fois poignante et symptomatique de l’expérience vécue par certaines célébrités passées du monde de la lutte. L’anéantissement et la résurrection sont les deux axes autour desquels tourne The Wrestler. Le premier se matérialise dans la peau du lutteur professionnel meurtri au cœur de l’intrigue, tandis que le second s’incarne dans la renaissance triomphante de la carrière cinématographique depuis longtemps ternie de Mickey Rourke. Dans ce tourbillon, Rourke incarne avec brio Randy “The Ram” Robinson, une incarnation de l’authentique Randy évoqué précédemment. Ce dernier fut un héros des années 80 de la lutte aux cheveux d’or, qui, à deux décennies de distance depuis ses jours de gloire où il affrontait le méchant Ayatollah au Madison Square Garden, s’est enfoncé dans les abysses de la déchéance.
Il lutte aujourd’hui pour gagner suffisamment d’argent sur le circuit local de la lutte, dans le but de prévenir l’expulsion de sa caravane par un propriétaire sans cœur. Il évoque une figure à la croisée entre un Rocky Balboa1 vieillissant et un Hulk Hogan2 obstiné, trop âgé pour combattre et trop entêté pour évoluer. Darren Aronofsky, après son The Fountain, nous livre un récit qui, du point de vue narratif, peut sembler quelque peu conventionnel, suivant les sentiers battus des histoires où d’anciens titans tentent un dernier retour. Néanmoins, malgré cette apparente familiarité, l’attention minutieuse du cinéaste pour les détails et sa puissante évocation de cet univers et de ses personnages insufflent une nouvelle vie à son matériau de base. Cette renaissance se manifeste presque discrètement, mais avec une puissance dévastatrice, à l’image de l’âme brisée de Rourke, qui mêle regret, culpabilité, honte et fierté. Il incarne un gladiateur résolu à rester fidèle à son code personnel brutal et destructeur, quelles qu’en soient les conséquences.
Dans ses plans rapprochés, Aronofsky explore la chair écorchée par des rasoirs et traversée par des éclats de verre. Il politise le corps meurtri (et déchiqueté) de Randy. Ce corps devient une marchandise économique qu’il faut entretenir à tout prix, quitte à recourir à des méthodes néfastes telles que les analgésiques et les stéroïdes. Pour Randy, préserver une apparence extérieure de santé surhumaine, de force et de jeunesse est impératif, même si de tels objectifs deviennent de plus en plus difficiles à atteindre avec l’âge. Cette tension se reflète dans sa quête acharnée de professionnalisme, combinant la recherche d’un physique sans égal et sa propre démolition systématique. Le drame que Randy et ses pairs jouent peut être chorégraphié, mais les images du film révèlent vivement le lourd tribut physique exigé par leurs numéros, mettant en lumière les cicatrices et les marques infligées à leurs corps supposément “faux”. De la même manière que dans Requiem for a Dream et The Fountain, Aronofsky explore l’auto-mutilation humaine au nom d’un rêve bien-aimé.
En collaboration avec la directrice de la photographie Maryse Alberti, Aronofsky opte pour un noir et blanc granuleux et des teintes nuageuses. Les décors délabrés du New Jersey reflètent une obsolescence figée dans les années 80, tout comme les coupes de cheveux des groupes de hard rock. Cette ambiance s’accorde parfaitement avec la profonde tristesse qui habite Randy, mais aussi Cassidy, une strip-teaseuse mère célibataire brillamment interprétée par Marisa Tomei. Elle incarne une âme de la même époque, exploitant son propre corps à des fins lucratives, ce qui la rapproche du protagoniste. Contrairement aux poétismes hyper-stylisés de The Fountain, la réalisation d’Aronofsky se distingue par sa précision économique, illustrée par des plans séquence à la manière des frères Dardenne. Ces plans montrent Randy de dos, suggérant ainsi que le passé et le désir d’attention du public (représenté ici par les spectateurs) le poursuivent avec persistance. Cette notion est particulièrement palpable lorsqu’il retourne parler au public dans son nouveau travail de boucher, et que la foule scandant son nom l’accompagne jusqu’à son poste.
De plus, Aronofsky et le scénariste Robert Siegel parsèment leur film de détails occasionnels souvent sombres et humoristiques, renforçant la crédibilité de leur représentation du monde de la lutte. Cela va des séances ennuyeuses de signatures d’autographes à l’utilisation blasée de termes propres à leur univers, tels que “face” et “heel”. Une subtile allusion au prénom féminin de naissance de Hulk Hogan, Terry, est également glissée dans le film en révélant que le vrai nom de Randy est Robin. Avec un humanisme sobre, rappelant La Dernière Chance de John Huston, The Wrestler plonge de manière poignante dans les coulisses des ligues mineures du sport. Randy risque sa vie pour une gloire automnale, séduit Cassidy et renoue avec sa fille éloignée, Stephanie, dans la sous-intrigue la plus touchante du film.
La quête existentielle de Randy se définit à travers la douleur infligée par une chaise pliante sur son front. Mickey Rourke ne se contente pas de décrire ce personnage, il le fait surgir du plus profond de son être, comme taillé dans un granit vieilli. Son visage semble avoir été sculpté par les épreuves, et à travers une intensité gutturale teintée de remords, il communique le poids physique et spirituel des espoirs déçus et du destin prédestiné. L’idée prédominante est que la lutte représente tout ce que Randy connaît, et pourtant, cette vocation récompensera inévitablement sa dévotion par l’incapacité, le condamnant à rejoindre ses anciens camarades dans le monde des cannes, des fauteuils roulants et des poches de colostomie, puis finalement la mort. Tout comme le dégoût rebelle qui déforme le visage de Cassidy lors de son dernier numéro de pole dance captivant, il y a une tristesse défiant la réalité dans les traits du visage tourmenté de Rourke, ainsi qu’une lassitude douloureuse dans ses mouvements tremblants en dehors du ring et ses efforts laborieux, mais toujours suffisamment agiles, à l’intérieur.
Finalement, entravé par un cœur traître qui le condamne à un modeste emploi au comptoir d’une épicerie, Randy refuse de se trahir lui-même. C’est à ce moment que The Wrestler trouve sa mesure de noblesse gracieuse. La dernière prise de finition lui sera fatale.
The Wrestler de Darren Aronofsky, 1h45, avec Mickey Rourke, Marisa Tomei, Evan Rachel Wood – Sorti en 2009
- Notre rétrospective Rocky est disponible ici : https://cestquoilecinema.fr/rocky/ ↩︎
- Catcheur professionnel américain et une personnalité de la télévision, surtout connu pour sa carrière à la WWE (World Wrestling Entertainment). Il est considéré comme l’une des icônes les plus emblématiques du milieu. ↩︎
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