Critique | Sud de Chantal Akerman | 1h11 | Par Cécile Forbras
Comment représenter l’impact socio-politique d’un crime de haine au cinéma sans tomber dans le sensationnel ? C’est le défi que s’est posé Chantal Akerman (et qu’elle a relevé haut la main) en réalisant le documentaire Sud en 1999. Un an avant la sortie du film, dans la petite ville tranquille de Jasper, au Texas, Byrd, un homme noir, se fait sauvagement assassiner par trois suprémacistes blancs. D’abord pris en guet-apens et battu, il est ensuite enchaîné à l’arrière d’un pick-up et traîné sur près de trois kilomètres. Son cadavre est retrouvé au bout de cette route, aux abords d’un cimetière afro-américain. À travers une alternance de travellings et de séquences d’interviews, la réalisatrice de Jeanne Dielman revient sur cet événement tragique et d’une brutalité sans nom, dans le but de donner la parole à toutes celles et ceux qui, de près ou de loin, se sont retrouvés victimes de ce drame.
Le cinéma de Chantal Akerman fait partie de ceux que l’on reconnaît en un coup d’œil : des plans fixes, une lenteur assumée, un montage sans artifice, la quasi-absence de musique, un traitement narratif laissant place à la réflexion… Bien qu’on passe ici dans un registre documentaire, Sud reste marqué par la patte de sa réalisatrice. Son style cinématographique marie parfaitement la justesse nécessaire pour traiter ce genre d’événement traumatisant. La durée longue des plans, caractéristique indubitable de la cinéaste, devient ici indispensable, vu la gravité du sujet. En alternant des séquences d’interviews sans coupure avec de longs travellings latéraux, elle instaure une répétition qui s’avère vitale pour le spectateur, créant une forme de complicité respectueuse à l’égard de ce qui peut parfois être trop horrible à entendre. Les interviews décrivent l’horreur qu’a subie Byrd et les conséquences poignantes que cela a eues sur la communauté afro-américaine de Jasper. Akerman relaye ensuite ces séquences par des images de la ville en travelling latéral. Ces moments de lenteur permettent aux émotions et aux ressentis du spectateur de s’exprimer. Il devient alors nécessaire de revenir vers davantage d’humanité, et donc à de nouvelles séquences d’interviews, afin de ne pas laisser l’émotion submerger complètement la portée du message véhiculé par le documentaire.
Chantal Akerman est également reconnue pour traiter ses sujets avec pudeur, distance et respect. Dans Sud, elle donne la parole aux victimes, mais aussi à l’ensemble d’une communauté, en respectant leurs coutumes et leur culture. Une séquence du film est consacrée aux chants à la mémoire de Byrd dans la paroisse de Jasper. Sa famille, ses amis, ses voisins, ceux qui l’aimaient mais aussi ceux qui, même de loin, ont été touchés par cet événement, chantent en sa mémoire. Akerman reste à distance, au fond de l’église, réalisant ainsi un plan d’ensemble d’une émouvante force, qui montre l’importance du fait d’être ensemble. Aléa de la réalisation documentaire : le son est saturé. Mais ce qui pourrait sembler un défaut technique révèle en réalité un autre aspect. Le fait que les chants de cette communauté puissent saturer le son ne témoigne-t-il pas de la puissance des émotions ? Cet accroc donne de l’importance aux paroles et aux voix de cette communauté meurtrie. Et plus simplement encore, Akerman filme avant tout des corps dont la douleur s’exprime par la parole : des corps endommagés et endeuillés, qui essaient tant bien que mal de survivre. Un second exemple est cette séquence où un homme décrit à la cinéaste la manière dont les faits se sont déroulés, en pointant précisément les lieux. La caméra ne cesse de le cadrer, sans jamais suivre du regard les directions qu’il indique. Cela souligne l’importance qu’Akerman accorde aux témoignages et aux victimes collatérales. Comme dans tous ses films, elle se refuse à toute spectacularisation des faits (ou de la trame narrative dans ses fictions). En véritable postmoderniste, elle s’en tient à une démarche humaniste, tout en laissant la pleine liberté aux émotions de s’exprimer.

Signature du talent cinématographique de Chantal Akerman, le dernier plan est exactement ce à quoi l’on s’attend pendant plus d’une heure de film, mais il condense en un seul moment tout le recueillement que l’on ne peut qu’avoir à l’égard de Byrd. Long de près de sept minutes — soit plus ou moins la durée de son supplice —, il s’agit d’un travelling arrière rôdant sur la route du crime. En silence, bercé uniquement par les sons mélodieux de la vie quotidienne (le chant des oiseaux, le vent dans les arbres…), le spectateur se retrouve face à un plan très fort, extrêmement éprouvant, qui provoque un véritable choc à la fois esthétique et socio-politique. Sans jamais basculer dans le sensationnel, Akerman propose un plan long comme support à la fois réflexif, émotionnel et révoltant, à la limite du traumatisme. Cette épreuve du temps rappelle, d’une manière indicible, celle vécue par la victime. Pendant sept minutes, nous voyons cette route lisse, où des cercles noirs — correspondant aux endroits précis où des morceaux du corps ont été retrouvés — transparaissent. Pendant sept minutes, le spectateur est seul face à lui-même, face à sa douleur, ébranlé et traversé par des frissons indescriptibles. Pendant sept minutes, James Byrd Jr. a vécu l’impensable. Chantal Akerman lui rend un dernier hommage, lui souffle une ultime pensée, lui consacre sept minutes pour que son histoire ne soit pas oubliée et qu’elle serve de leçon pour les sept années à venir — et bien au-delà.
La cinéaste écrit dans sa note d’intention : Et c’est seulement parce que ce qu’on voit se répète que tout d’un coup cela prend sens […] et sans très bien savoir pourquoi, se mêlant à une certaine douceur, il y a soudain quelque chose qui vous étreint et puis, soudain, on comprend que si tout d’un coup le cœur vous serre. La répétition des travellings latéraux, faisant défiler paysages et quartiers de Jasper, est donc essentielle à la réflexivité du spectateur. C’est cela qui lui permet de prendre conscience de la situation du Sud des États-Unis. La longueur des plans favorise l’émancipation du regard, et permet de dépasser la position passive d’observateur pour devenir un récepteur actif et engagé. Elle ajoute : Je n’ai pas l’intention de faire l’autopsie d’un meurtre mais plutôt de l’inscrire à la fois dans le paysage mental et physique de ce Sud avec d’autres éléments, dans une sorte de va-et-vient entre ce qui évoque parfois fortuitement le passé inscrit dans le paysage des villes, des villages ou des espaces presque vides et toutes leurs églises, modestes en bois ou grandes et en briques, qui viennent perpétuellement scander même les espaces les plus nus, inscrit aussi dans le quotidien, les gestes, les regards, aussi bien des Noirs que des Blancs.
On peut affirmer avec certitude que son pari est relevé. En balayant avec sa caméra la petite ville de Jasper, Akerman propose un essai cinématographique sur la haine de l’autre, ses dangers, ses dérives, et ses conséquences désastreuses sur l’ensemble d’une population.
| Sorti le 15 mai 1999
