[RETOUR SUR..] Smooth Talk – Loup y-es tu ?

Le cinéma est un art impitoyable, tant pour ceux qui le font que pour ceux qui le regardent. C’est un domaine et une industrie en perpétuel mouvement, sources à la fois d’innovations et de frustrations artistiques et technologiques. Un(e) cinéphile avance donc dans un cimetière qui ne dit pas son nom, conscient(e) à la fois de ce qui est et ce qui aurait pu être au moment du tournage et à la sortie du projet. Pour preuve, le patrimoine mondial a perdu 90 % des œuvres distribuées avant 1929. Ces bobines détruites ou illisibles hantent encore le sommeil des passionné(e)s. Ces mêmes personnes qui découvriront enfin, après des décennies d’attente, la version restaurée de Napoléon d’Abel Gance qui sortira l’été prochain. Mais pour un mastodonte sauvé des abîmes, combien de petits chefs d’œuvres avons-nous effacés ? Combien de chainons manquants entre le muet et le parlant ont disparus à jamais ?

Ainsi s’impose Smooth Talk, un pont insolite entre Blue Velvet et L’Effrontée. L’histoire ? Connie Wyatt, une adolescente rebelle, entretient des rapports conflictuels avec sa famille. Sa mère la critique quotidiennement et son père brille par son absence. Ses seuls moments heureux sont ses escapades au centre commercial l’après-midi avec ses meilleures amies et des flirts timides le soir au diner du coin. Au cours de ces sorties, une figure récurrente se dessine : Arnold Friend, un homme plus âgé. Il va même jusqu’à débarquer en journée chez Connie alors que sa famille s’est rendue à un barbecue. À partir de là, Arnold essaie de la convaincre d’embarquer avec lui dans une escapade « romantique ».

VERDICT
N’ayant bénéficié que d’une sortie limitée en 1985, Smooth Talk s’offre une seconde jeunesse dans l’Hexagone grâce à la prestigieuse édition Blu-ray de Carlotta Films de mars dernier. Cet élan participe à une redécouverte de ce premier film lancinant, amorcé par la Criterion Collection aux États-Unis en septembre 2020. Il s’agit d’un faux coming-of-age movie dans lequel se cache un film de terreur à l’anxiété croissante. Ne vous laissez pas berner par l’affiche rose-bonbon aux couleurs flashy et à l’esthétique pop eighties ! Ce n’est pas Dirty Dancing. La love story n’aura pas lieu. Il dissimule ses intentions à l’image du personnage de Treat Williams, pour endormir les spectateurs avec ses « mots doux » et pour manipuler Laura Dern.

Copyright Carlotta Films

Cette dernière irradie chaque photogramme qu’elle investit. Pas étonnant que Lynch en fit sa muse dans la foulée. Sa composition de Connie regorge d’une maturité bluffante, bardée de nuances, avec une vulnérabilité à fleur de peau.

Rares sont les films d’horreur qui avancent masqués. Lorsqu’un spectateur les regarde, il sait qu’il voit un film d’horreur. L’affiche le lui dit. Le synopsis le lui dit. La bande-annonce le lui dit. Seule la demoiselle en détresse de l’intrigue ne le sait pas. Coup de génie de Joyce Chopra qui nous place dans la même découverte graduelle de l’effroi. Partageant les mêmes bottes que la victime face à son Croque-mitaine envahissant. Passant d’une atmosphère éthérée à l’étouffement en quelques surcadrages signifiants. Chaque coupe, mouvement ou composition de plan démontre un ciselage millimétré de la réalisatrice. En témoigne l’introduction d’Arnold et sa maestria hitchcockienne digne de L’Ombre d’un doute : gros plan sur sa nuque en amorce et devant lui, l’objet de son désir, Connie, en train de danser dans un restaurant.

Copyright Carlotta Films

Par ces choix de mise en scène, Chopra nous annonce qu’il ne sera pas le prince charmant mais le grand méchant loup. Nous ne sommes pas chez Cendrillon mais dans le Petit Chaperon rouge. L’inversion des valeurs vérole la rencontre amoureuse et la teinte de prédation. La sexualité n’y est pas un terreau d’émancipation mais une sentence. Tant de subtilités de narration et de découpage nous font baisser notre garde dans la première demi-heure pour mieux nous brutaliser dans les derniers instants. Dommage que la carrière de Joyce Chopra n’ait pas brillé ensuite, se cantonnant aux téléfilms tièdes, et étant responsable (entre autres) d’une tentative d’adaptation de Blonde de Joyce Carol Oates.

À ce titre, Smooth Talk formule sa première incursion dans l’univers de la romancière, le scénario étant basé sur l’une de ses nouvelles, Where Are You Going, Where Have You Been ? publiée en 1966. Lorsqu’on s’intéresse à son origine, la conclusion prend une dimension tragique sans pareille. Si Bob Dylan en a initié l’écriture, Oates s’inspire pour Arnold Friend du tueur en série Charles Schmid dont les méthodologies (s’inviter chez sa proie à l’improviste) se ressemblent. À partir de là, impossible de conserver un regard innocent sur « l’happy ending » en apparence convenue du long-métrage.

(SPOILERS)
Après un ping pong mental interminable, Connie cède et monte dans la voiture d’Arnold pendant que son ami reste pour garder la maison abandonnée.
Cut, ellipse.
Un panoramique passe sur le véhicule à l’arrêt dans un champ désert. Pas de baiser. Pas de sexe. Pas de cri. Pas de corps, juste une musique inquiétante et le silence.
Cut, ellipse.
Le couple revient à la maison et Connie annonce à Arnold qu’elle ne veut plus le revoir. Des paroles lourdes qui contrastent avec les retrouvailles de l’adolescente avec ses parents. Le père, habituellement indifférent, lui avoue qu’elle lui a « manqué ». Sa mère sort en trombe de l’entrée pour s’excuser de l’avoir giflée le matin même, qu’elle a pensé à Connie toute la journée et se serrent dans les bras. La dernière scène, harmonie au carré, montre sa sœur et elle qui dansent un slow.
Générique de fin.

Copyright Carlotta Films

Une sale impression se dégage de ces réconciliations. Elles paraissent forcées. Trop belles pour être vraies. Il manque 2-3 scènes pour les rendre crédibles. Lorsque la famille l’a abandonnée pour aller au barbecue plus tôt, rien n’était résolu. D’où sort ce meilleur des mondes ? Une première lecture serait de simplement déduire de la succession de scènes qu’une vierge a été dépucelée par un prédateur. De cette sortie douloureuse de la chrysalide, elle a gagné en maturité et fait la paix avec ses proches. Un parcours initiatique classique pertinent que beaucoup de critiques ont relevé.

Mais si l’on remplit les trous des ellipses, à la manière de Méridien de sang de Cormac McCarthy, une autre version beaucoup plus sombre transparaît. À savoir que Connie n’est jamais revenue chez elle. Le final « parfait » montre en réalité la post-vie de la jeune fille dans ses ultimes soubresauts. Tout ce qui suit le panoramique de la décapotable ne sont que les fantasmes la détournant de son viol et de son meurtre probables.

À cause de ce cauchemar deviné, Smooth Talk hante encore très longtemps après son visionnage. Beaucoup plus subtile et intéressant que le simple « premier grand rôle » de Laura Dern, c’est une œuvre clé de son époque qui tient à la fois du fait divers, de la bluette naturaliste et du slasher. Citons au passage la filiation évidente qu’elle entretient avec Les bonnes femmes de Claude Chabrol, chronique féministe où un quatuor de femmes s’émancipait du patriarcat français des années 60, pour le meilleur et pour le pire. Promenons-nous dans les bois…

Smooth talk de Joyce Chopra, 1h32, avec Treat Williams, Laura Dern, Mary Kay Place – En DVD/Blu-ray chez Carlotta Films.

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