On ne présente plus Nosferatu (et pourtant, nous allons le faire), le chef d’œuvre de l’expressionisme allemand. Réalisé en 1922 par Friedrich Wilhem Murnau, le film est une adaptation non-autorisée et non-officielle du roman “Dracula” de Bram Stoker. Si l’on décide de vous en parler aujourd’hui, c’est qu’il semble toujours autant d’actualité malgré ses cent-un ans au compteur. Plusieurs remakes ont vu le jour depuis sa sortie, notamment celui de 1979 par Werner Herzog et celui à venir l’année prochaine par Robert Eggers. Son influence inonde constamment les nouvelles créations sur le thème du vampire, on vous conseille d’ailleurs Le Dernier Voyage du Demeter, le 23 aout au cinéma, qui reprend certaines idées horrifiques de Nosferatu. Enfin, dans le cadre de notre cycle vampirique, il nous semblait évident de revenir sur l’œuvre fondatrice de ces croqueurs de jugulaires au cinéma : le long-métrage de Murnau. Retour sur une œuvre immortelle, à l’instar de son protagoniste.
Albin Grau, soldat engagé de la Première Guerre Mondiale, est mobilisé dans les forêts boueuses et inquiétantes de Serbie en 1916. Lors d’une nuit il écoute le récit d’un paysan de la région, qui lui parle d’un mythe récurrent au village : celui d’un vampire qui les observerait. Plusieurs versions de cet événement sont alors évoquées, notamment une où le vampire serait en réalité le père de ce fermier. Cette nuit pleine d’histoires et de légendes marque durement Grau qui, en rentrant au pays, ne fait que de penser à des incisives pointues. Il monte une boite de production en 1921 et envisage alors de nombreux projets de longs-métrages liés aux créatures de l’occulte. Un seul ne verra le jour : Nosferatu. Avec ce mythe fondateur, le tournage du film est déjà imprégné de mysticisme et d’une aura mystérieuse. L’apparence de l’acteur Max Schreck, squelettique comme un vampire, ira jusqu’à lui créer une réputation de monstre. De son côté, Murnau est suspecté par certains d’avoir fait un pacte faustien pour mener à bien son long-métrage, ce qui renforce les rumeurs d’ordre mystiques à son sujet. Aujourd’hui, tout cela reste toujours d’actualité, notamment avec le film L’ombre du vampire, qui explore ces théories, et avec le vol du crane de Murnau en 2015. L’étrange plane sans cesse au-dessus de ce film, tout comme Nosferatu survole ses victimes.
Nosferatu est donc une adaptation non-officielle de “Dracula“, ce qui valut au long-métrage un procès par la veuve Stoker. La plupart des copies du film furent détruites tandis que la société de production fut ruinée par les tribunaux. Mais donc que vaut -il sur le plan narratif en tant qu’adaptation ? De nombreux noms sont bien sûr modifiés, mais c’est surtout la structure qui s’en retrouve changée. En effet, le roman à l’origine du mythe vampirique a comme particularité d’être un assemblage de diverses formes d’écritures. Lettres, journaux intimes, guides, journal de bord et bien d’autres se retrouve mélangés pour donner vie à cette histoire qui mêle donc constamment l’intime au fantastique. Murnau ne peut adapter le récit de ces mêmes points de vue multiples et choisit donc de reprendre les grandes lignes pour en faire une trame narrative plus convenue : la venue chez le comte monstrueux et les péripéties qui s’en suivent, puis le navire morbide avant de terminer en ramenant l’horreur en Grande-Bretagne. Ce resserrement narratif permet à Murnau d’adapter le récit sans temps morts, sans pour autant perdre de vue les différents enjeux thématiques. Du point de vue de l’écriture, cette non-adaptation est pourtant l’une des plus réussies sur le mythe de Dracula. La plupart des adaptations suivantes ne donnent pas assez d’importances à la partie maritime du récit, qui révèle pourtant toute la dangerosité de ces créatures. À ce titre, nous vous recommandons la série Dracula disponible sur Netflix, qui en trois épisodes adaptait (très) bien cette partie. En effet, en lui consacrant son deuxième épisode, soit une heure et demie de bobine, les réalisateurs réussissaient parfaitement à retranscrire ce slasher sur l’eau.
Du point de vue de l’écriture les choix de Nosferatu sont donc judicieux, et toujours autant en avance sur leur temps, mais qu’en est -il du visuel ? L’expressionisme allemand, qui réduit donc les budgets d’une Allemagne post-première guerre mondiale ruinée, permet à Nosferatu de traverser les âges. En insistant sur les silhouettes, notamment, le film ne tombe jamais dans le ridicule, et développe ainsi une sorte de terreur des décors. Tout est construit pour créer une forme de peur, ce qui évite le ridicule des effets vieillissants pour au contraire devenir immortel. Ces ombres deviennent un prolongement du corps monstrueux, qui met en exergue les attributs de Nosferatu. Ce sont donc ses ongles qui deviennent extrêmement longs, son corps fin en devient presque élastique tandis que ses bras semblent pouvoir rattraper quiconque essayerait de s’enfuir. Cette métamorphose du corps, par de simples effets de lumières, reste l’une des plus belles idées du film. Idée qui sera largement pillée par le Dracula de Coppola, qui multiplie les formes d’hommages à son ainé, entrainant tout un propos méta sur le cinéma. La force du mythe du vampire, existant depuis les premiers longs-métrages, est d’avoir su évoluer au fil (et en fonction) des modifications cinématographiques. C’est d’ailleurs pour cela que nous lui consacrons une rétrospective : pour mettre en évidence les liens entre vampirisme et histoire du cinéma. Dans le cas de Nosferatu, cela est d’autant plus flagrant que le film à lui-même évolué au fil des décennies. Il fut reconstitué dans un certain temps, puis récemment, en 2013, on lui découvrit des couleurs. Chaque scène passe au travers d’un filtre de couleur, inédit auparavant, qui donne donc à l’œuvre de Murnau une modernité expérimentale inattendue. Comme un long-métrage qui se métamorphoserait au fil des années, ultime allégorie du vampire, bien sûr.
C’est quoi le cinéma selon Murnau ? Sa mort tragique et mystérieuse en 1931 l’a empêché de réaliser une longue carrière dans le septième art. Pourtant, il reste le réalisateur de plusieurs films mémorables, dont font parties en tête L’Aurore et Nosferatu. En resserrant son récit et ses artifices lumineux, le cinéaste ne s’encombre pas d’intrigues fortes en émotions, et pourtant cela ne rend son œuvre que plus forte. Nosferatu traverse le temps, inspire des générations d’artistes tout en effrayant des spectateurs par millions. Un cycle de sang sans fin, plus grande victoire du comte sur nos esprits.
Nosferatu de Friedrich Wilhelm Murnau, 1h34, avec Max Schreck, Gustav van Wangenheim – Sorti le 6 aout 1922