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[RETOUR SUR..] Arizona Dream – Kusturica contre les États-Unis

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Par Enzo Durand

Depuis les prémices du septième art, Hollywood a exercé une attraction irrésistible sur les réalisateurs du monde entier. Des figures emblématiques comme Sjöström et Lubitsch ont choisi d’y ancrer une partie de leur carrière, attirés par deux atouts majeurs. D’une part, l’industrie cinématographique américaine, véritable phare international, offre une distribution inégalée et un rayonnement sans pareil. D’autre part, la prospérité économique des États-Unis permet de financer des productions ambitieuses, même pour les cinéastes les plus indépendants. C’est dans ce contexte qu’Emir Kusturica semble destiné à embrasser l’aventure américaine. Réalisateur de renom, auréolé d’une Palme d’Or pour Papa est en voyage d’affaires, il est l’une des figures européennes les plus prisées aux États-Unis. L’idée d’une incursion dans l’univers hollywoodien le séduit particulièrement, lui offrant la perspective de mettre en scène des œuvres aux budgets colossaux. Il amorce son parcours américain en réalisant Le Temps des Gitans, produit par des Américains mais tourné en Europe. Fort de cette expérience, il s’envole pour les États-Unis afin d’enseigner le cinéma. C’est là qu’un de ses élèves lui propose un scénario d’une envergure inédite, avec un budget de 19 millions de dollars – le plus important de sa carrière. Ainsi débute l’épopée d’Arizona Dream.

Alex (Johnny Depp) mène une existence new-yorkaise, mais son esprit est habité par des rêves d’aventures, de poissons et du Grand Nord. Un jour, son oncle Léo (Jerry Lewis) l’invite en Arizona pour son mariage, nourrissant l’espoir qu’Alex y trouvera l’amour et prendra les rênes de la concession familiale. Le scénario, d’une simplicité apparente, nous convie à deux explorations : la rêverie chère au cinéaste et le road trip, genre inédit pour le réalisateur, reflet de son immersion en terre américaine. Le long-métrage débute tel un road trip classique, rassemblant les éléments constitutifs du film américain par excellence : une odyssée vers l’Ouest, une terre à conquérir ou à reconquérir, des Cadillac rutilantes et l’omniprésence du rêve américain. Cependant, ce rêve se mue rapidement en cauchemar, et une ombre funeste envahit progressivement le récit. Les Cadillac ne trouvent plus preneur et la conquête laisse dans son sillage des stigmates mortifères, que ce soit par le suicide ou des accidents de voiture, symboles de l’agonie métaphorique du rêve américain. Kusturica impose ainsi une vision sombre et pessimiste du pays, influencée par la situation politique en Europe centrale, où se trouve sa famille. En effet, le conflit en Yougoslavie éclate et la situation à Sarajevo dégénère, obligeant le réalisateur à interrompre fréquemment le tournage pour retrouver son foyer. Sa maison est pillée, ses premiers trophées sont volés, et il doit relocaliser sa famille dans un autre pays. Malgré la reprise du tournage, Arizona Dream est imprégné d’une aura morbide et violente, rendant omniprésente la thématique de la mort.

© Malavida Studiocanal

Face à cette tentation du mal, l’auteur ne sombre pas dans le défaitisme. Plutôt que de présenter les rêveries d’Alex comme une simple évasion, il les illustre comme un moyen de conférer une dimension enchantée à son existence. La mort, bien que présente partout, est tournée en dérision par les dialogues du protagoniste, transformée en un jeu presque ludique pour en atténuer l’effroi. Les personnages, en évoquant leur mort idéale et en faisant référence à des classiques du cinéma, éloignent le spectre du morbide. Des répliques de Raging Bull sont fréquemment citées, de même que des scènes de La Mort aux trousses. Ainsi, le road trip américain de Kusturica devient une odyssée artistique, illuminant le paysage aride de l’Arizona. Les vastes étendues désertiques se transforment en territoires enchantés, et même les personnages les plus désillusionnés adoptent un ton plus léger et joyeux.

L’art a-t-il le pouvoir de changer le monde ? Pour Emir Kusturica, il est indéniable qu’il peut transformer notre perception de la réalité. L’essentiel ici n’est pas de déterminer si les rêves d’Alex sont tangibles, mais de reconnaître qu’ils existent pour lui, rendant ainsi son univers plus supportable et magique. Le rêve américain du cinéaste s’est heurté à l’échec commercial du film, qui n’a rapporté que quelques centaines de milliers de dollars. Pourtant, trente ans plus tard, Arizona Dream continue d’émerveiller le public lors de ses ressorties en salles, preuve que la magie du cinéma peut perdurer bien au-delà de son succès initial.

Arizona Dream d’Emir Kusturica, 2h22, avec Johnny Depp, Jerry Lewis, Faye Dunaway – Ressortie au cinéma le 10 juillet 2024

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