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[RETOUR SUR..] Adieu ma Concubine – Les amants de l’opéra

Palme d’or ex-aequo en 1993 (avec La Leçon de Piano), Adieu ma Concubine est une fresque historique réalisée par Chen Kaige (Terre Jaune) se déroulant pendant près de 50 ans, traversant la période d’occupation japonaise ainsi que la Révolution Culturelle. On y suit le parcours de Douzi, jeune garçon recueilli par une troupe de théâtre où il apprendra tout l’Art de l’Opéra de Pékin, et se prendra d’affection pour Shitou, un de ses camarades. Une fois devenus adultes, les deux compères sont connus respectivement sous les noms de Dieyi et Xiaolou et jouent avec succès les rôles principaux du célèbre opéra « Adieu ma Concubine ».

Ce qu’il y a d’intéressant avec l’ancrage temporel du récit, c’est que les personnages devront composer avec leurs conflits intimes, mais aussi avec la difficulté d’exercer leur Art pendant deux périodes phares de l’histoire chinoise au 20ème siècle : l’occupation japonaise pendant la Seconde Guerre Mondiale, et la Révolution Culturelle avec la prise de pouvoir du Parti Communiste de Mao Zedong. Un moyen de lier la petite histoire à la grande qui s’avère assez passionnant. En effet, les deux amis se retrouvent à jouer, parfois de force devant des militaires japonais, ce qui leur cause de nombreux problèmes auprès de la population locale, et plus tard avec les autorités communistes qui les accuseront de traîtrise. Cela pose un certain dilemme moral puisque, en tant qu’artistes, ils ne peuvent pas forcément se permettre de refuser des représentations alors qu’ils haïssent les occupants nippons. De l’autre côté, cela questionne la position des artistes dans un conflit politique : est-ce que performer devant l’ennemi est une forme de trahison ? Étaient-ils tout le temps forcés ?

Un autre conflit dramatique émerge durant la deuxième heure du film : l’union de Xiaolou avec Juxian, une prostituée qui tentera de faire table rase de son passé, pour enfin exister et se faire respecter en tant que femme. Son irruption dans le récit crée une sorte de triangle amoureux, puisque Dieyi a des sentiments pour son ami. Une rivalité s’instaure entre les deux qui se mettront au fil du temps chacun des bâtons dans les roues pour évincer l’autre. Si Juxian fait parfois preuve de cruauté et de malhonnêteté à l’égard de Dieyi, son personnage est suffisamment bien écrit, et magnifiquement interprété par Gong Li qui en dévoile une humanité assez touchante.

© 1993 TOMSON (HONG KONG) FILMS CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS

Le personnage de Cheng Dieyi est également très intéressant. Abandonné par sa mère prostituée (peut-être est-ce déjà un facteur d’animosité envers Juxian), il est élevé à la dure dans l’école de théâtre, maltraité par son maître, et sans doute agressé sexuellement par un riche client. Brisé psychologiquement, il n’a plus que l’opéra dans sa vie pour exister et vivre hors de son corps. On peut éventuellement faire un parallèle ici sur la transidentité puisqu’il incarne la concubine du roi dans la pièce. S’il était monnaie courante que des hommes jouent des rôles féminins à l’époque, on peut considérer que cela ne représente pas seulement l’exercice de son métier pour Dieyi mais plutôt un moyen de vivre son amour pour Xiaolou (qui incarne le roi), et ainsi d’assumer plus facilement son attirance pour un homme.

Leslie Cheung, brillant acteur au destin tragique ayant travaillé avec John Woo sur Le Syndicat du Crime, mais aussi avec Wong Kar-wai sur Nos Années Sauvages, et quelques années plus tard sur Happy Together, livre ici une de ses plus grandes performances. Lui-même homosexuel, il interprète avec une sensibilité désarmante son personnage, et parvient à disparaître totalement sous le costume et le maquillage traditionnel imposé par l’opéra, ne laissant place qu’à cette fameuse concubine, que Dieyi devient, ou aimerait être réellement, c’est-à-dire l’amant du roi, et donc de Xiaolou.

À travers la période de Révolution Culturelle, le cinéaste semble vouloir injecter des éléments de sa vie personnelle dans l’histoire. Il a rejoint les gardes rouges durant sa jeunesse, contrairement à son père, qui faisait partie du Kuomintang (le parti nationaliste, que les communistes ont évincé en 1949), ce qui l’a placé immédiatement dans une position délicate, où il a dû dénoncer son père, de peur d’être lui aussi catégorisé comme un traître. Une situation qui rappelle beaucoup la trajectoire de Xiaolou, notamment dans le dernier tiers du film.

© 1993 TOMSON (HONG KONG) FILMS CO., LTD. TOUS DROITS RÉSERVÉS

Si Adieu ma Concubine fait preuve d’une grande ambition, en adoptant cette large temporalité, et permet ainsi de peindre un portrait culturel, politique et social de la Chine continentale pendant une cinquantaine d’années, le film souffre cependant d’un certain académisme dans la narration. En effet, le récit se montre parfois un peu trop linéaire, didactique, et peu synthétique, créant quelques longueurs dispensables dans sa durée déjà conséquente de 2h50. Visuellement, on est face à une œuvre magnifique, dont la restauration 4K permet de redécouvrir les somptueuses couleurs des décors, costumes, et de rendre justice au travail de lumière du chef opérateur Gu Changwei.

Néanmoins, la mise en scène, toujours assez élégante, ne parvient pas réellement à se démarquer. Chen Kaige est un formidable esthète, composant ses plans à la perfection, et illustrant très efficacement les pages du scénario, mais ne parvient jamais à le transcender avec sa caméra, à l’inverse de cinéastes comme Zhang Yimou, ou Jiang Wen. Ceux-ci ont à l’époque également réalisé des films centrés sur ces mêmes périodes historiques (avec un traitement narratif plus passionnant et émouvant), et apportaient un soin esthétique indéniable, tout en proposant des idées de mise en scène tantôt flamboyantes, tantôt subtiles, faisant totalement corps avec leur propos.

En résulte un très beau drame historique, vraiment intéressant au regard de son contexte historique et de ses thématiques, porté par de grandes performances de la part de Leslie Cheung et Gong Li, mais qui manque un peu de folie et de virtuosité narrative et visuelle.

Adieu ma Concubine de Chen Kaige, 2h51, avec Leslie Cheung, Zhang Fengyi, Gong Li, et Ge You – Ressortie au cinéma le 16 août 2023.