[INTERVIEW] Mathieu Turi – La gueule d’Ange du cinéma de genre français

DURAND Enzo : Les trois premiers projets que tu as écrits sont des huis-clos, pourquoi cette similitude ?

TURI Mathieu : C’est inévitable, lorsque tu commences, et si tu as une certaine compréhension du fonctionnement de ce milieu, tu dois accepter que le budget de ton premier long-métrage sera limité. Alors, si tu es également passionné par le film de genre, il vaut mieux faire preuve d’ingéniosité. Cependant, il ne faut pas trop se brider non plus : Hostile se déroule à la fois dans le désert et à New-York, même si je n’avais pas nommé la ville lors de l’écriture pour plus de flexibilité. En fin de compte, l’idée de base était de réaliser un premier film abordable et gérable, en se concentrant sur un petit nombre d’acteurs au départ. Méandre a été écrit en même temps que Hostile, donc l’approche était la même au début. Toutefois, rapidement, j’ai réalisé que les contraintes se transformaient en atouts, car quand tu n’as qu’une actrice dans un huis-clos du début à la fin, tu dois sur-prévoir chaque plan, chaque idée, et cela m’a permis de développer ces compétences.

Et comment parviens-tu à repousser les limites de ce genre ?

En ce qui concerne la question de comment repousser les limites de ce genre, j’essaie toujours de trouver quelque chose de novateur. Pour Hostile, il s’agissait de l’alternance équilibrée entre les moments passés et ceux dans le monde post-apocalyptique. C’était un mélange à parts égales, comme si un drame romantique et un film de créatures dans le désert se fusionnaient. Une sorte de chimère cherchant à se démarquer. Pour Méandre, je souhaitais créer un huis-clos qui, contrairement au principe de base du genre, ne cesse de progresser. Si Lisa s’arrête, elle meurt, tandis qu’en général, on a affaire à un personnage plutôt statique. Là encore, le film commence comme un puzzle de la mort, à la manière de Saw ou Cube, mais évolue peu à peu vers quelque chose de plus métaphorique, en traitant du deuil et de la vie après la mort.

Et pour Gueules Noires, j’ai poussé encore plus loin l’idée de mélanger les genres…

Dans Méandre et Hostile, tu explores la thématique du deuil et de la solitude d’un personnage à travers de nombreux plans rapprochés. Pourquoi ces thèmes sont-ils si importants pour toi ?

Comme je l’ai mentionné précédemment, les deux films ont été écrits en parallèle. J’ai écrit plusieurs scénarios qui auraient pu devenir mon premier long-métrage. On y retrouve donc des thèmes que je souhaitais aborder. J’ai eu la chance que les deux films se réalisent, il est donc logique de retrouver des thèmes tels que le deuil. En y ajoutant la thématique de l’amour, du sacrifice, de la persévérance, du destin, etc., je pense que c’est un mélange de tous les films qui m’ont inspiré dans cette profession. Comme mes films, je suis un peu une chimère, un être à deux têtes. Parmi mes films préférés, on trouve toute la science-fiction horrifique des années 70/80, comme Alien (et Aliens), The Thing, Terminator et Les Dents de la Mer. D’un autre côté, on trouve les grandes épopées mettant en scène des personnages forts, prêts à se sacrifier par amour ou par devoir, comme Braveheart, Titanic et Gladiator… Enfin, j’ai découvert ce mélange de ces deux types de cinéma dans les premiers films de Shyamalan, dont je suis un immense fan : Sixième Sens, Incassable, Signes et Le Village. M. Night Shyamalan fusionne la science-fiction ou le fantastique avec une forte dimension émotionnelle et des personnages puissants, tourmentés, en deuil ou remettant en question leur existence. À ma modeste échelle, j’essaie de créer des chimères qui mêlent ces genres.

Tes longs-métrages semblent puiser leur inspiration à la fois dans des films, comme Aliens, et dans le monde des jeux vidéo. Pourrais-tu partager tes influences et les références que tu as utilisées pour créer l’univers d’Hostile ?

En effet, je suis un grand amateur de jeux vidéo, mais ce qui me fascine le plus ici, c’est leur aspect narratif, voire leur dimension méta que seuls ces médias permettent d’explorer. Pour Hostile, l’influence vidéoludique était clairement The Last Of Us, qui, au-delà de son brillant univers post-apocalyptique, mettait en avant des personnages forts en proie au deuil, cherchant à se reconstruire dans un monde dévasté. J’ai même glissé un “easter egg” dans le film : lorsque Juliette apprend qu’il y a eu un attentat dans le métro, le flash d’actualités à la télévision reprend exactement le même habillage que le début de The Last Of Us, lorsque la fille de Joel regarde la télévision à son réveil. Personne ne l’a jamais remarqué, mais cela me permettait d’assumer cet hommage. (Il y a d’ailleurs un autre easter egg dans ce même passage télévisuel, faisant référence à un autre film, mais je doute que quiconque le découvre jamais).

Et en ce qui concerne Méandre ?

Pour Méandre, j’ai puisé mon inspiration dans plusieurs sources. Tout d’abord, le film lui-même possède une forte influence du monde des jeux vidéo, avec son aspect “die and retry” que l’on retrouve dans les jeux From Software. Les flèches rappelant le Konami Code, ainsi que le concept des pièges à franchir, sont très caractéristiques des jeux de plateforme. L’ensemble du film porte donc cet ADN. Sur le plan visuel, je me suis inspiré d’Hideo Kojima. On peut voir des éléments de Death Stranding (le bracelet) et de Metal Gear Solid (le costume, le look de Lisa, qui rappellent ceux de Sniper Wolf ou de The Boss). Enfin, P.T., qu’il avait développé avec Guillermo Del Toro, a également influencé le film de par son aspect répétitif et rempli de mystères (là aussi, le film comporte de nombreuses énigmes cachées que personne ne découvrira jamais, mais qui offrent une perspective différente sur le destin de Lisa). Le travail d’Hideo m’a toujours inspiré, et aujourd’hui, j’ai la chance d’être ami avec lui. Depuis qu’il a vu Hostile au Japon, nous échangeons régulièrement, et nous avons eu l’occasion de nous rencontrer plusieurs fois. Il m’a envoyé plusieurs pépites japonaises, des court-métrages, des livres, etc., lorsque je préparais Méandre et que j’avais besoin d’inspiration. J’ai encore du mal à croire ma chance de pouvoir converser avec un artiste que j’admire autant.

Pour ton prochain long-métrage Gueules Noires, tu vas collaborer avec le compositeur Olivier Derivière. Quel est ton rôle dans la création des bandes originales de tes films ? Comment définis-tu les orientations musicales ?

Après Méandre, j’ai eu le privilège de rencontrer Olivier, car son travail dans le jeu vidéo m’avait toujours fasciné, en particulier sur A Plague Tale. Notre rencontre a été comme une évidence. J’ai longtemps cherché un compositeur capable de me pousser hors de ma zone de confort, de dépasser mes attentes, de me surprendre en prenant des risques. On peut parler de coup de foudre artistique, et je pense que nous travaillerons ensemble sur de nombreux projets à l’avenir… Ce qu’il prépare pour Gueules Noires est tout simplement unique en son genre. Au début du processus, je donne très peu de directives. Nous discutons du scénario avant le tournage, il me donne deux ou trois orientations, une vision verbale de ce qu’il souhaite accomplir, et lorsque nous sommes d’accord, je le laisse travailler pendant un moment. Pendant le montage, je me rends dans son studio, il me fait écouter des maquettes, et nous discutons principalement de la façon dont la musique doit contribuer à raconter l’histoire dans son ensemble et à soutenir la narration. J’ai toujours pensé que la musique devait raconter l’histoire à sa manière, et non se contenter de l’illustrer ou de la souligner. En Olivier, j’ai trouvé le partenaire idéal pour concrétiser cette vision.

Quelles directives donnes-tu à tes acteurs ?

En ce qui concerne mes acteurs en général, je mise avant tout sur la confiance. Nous engageons des discussions approfondies concernant les personnages, apportant des ajustements même entre les prises. J’apprécie la remise en question et l’exploration, même si cela signifie commettre des erreurs. Je privilégie le dialogue et la collaboration. J’ai une profonde admiration pour les comédiens, je respecte énormément leur engagement, leur prise de risque et leur détermination à se donner entièrement, même devant une équipe de 80 personnes.

Comment as-tu vécu la transition d’une actrice unique à un groupe d’acteurs pour ton prochain long-métrage ?

Le passage d’une actrice unique dans Méandre à un groupe d’acteurs dans Gueules Noires a constitué un véritable défi, à la fois pour moi et surtout pour eux. Les conditions de tournage étaient loin d’être simples, avec plusieurs semaines passées sous terre. Cependant, chacun d’entre eux a été exceptionnel. La principale différence réside dans le fait que Gueules Noires est un film de groupe, et au-delà de chaque personnage, il a fallu gérer la dynamique de l’ensemble, un élément crucial pour la réussite du film. Beaucoup de travail individuel et collectif a été nécessaire. J’ai volontairement limité les répétitions pour conserver un aspect frais, nous permettant d’expérimenter sur le plateau. Contrairement à ma pratique habituelle de planification méticuleuse de chaque plan, j’ai laissé place à l’improvisation et j’ai davantage découpé le film le matin même, parfois en direct. Cela était à la fois rafraîchissant et angoissant, car nous n’avions pas de filet de sécurité, mais cela a donné au film un aspect particulier. J’ai hâte de partager davantage de détails à ce sujet !

Envisages-tu de continuer à explorer le film de genre dans tes prochaines réalisations ?

Il est important de noter que, en tant que réalisateur, nous avons toujours plusieurs projets en cours, afin d’éviter de longues attentes entre chaque film. Par conséquent, il est rare de savoir quel sera notre prochain projet. Pour répondre à ta question, je dirais à la fois oui et non. Tout d’abord, Gueules Noires sortira le 15 novembre en France. Parmi les projets déjà annoncés, je travaille sur l’adaptation du jeu vidéo A Plague Tale en série télévisée, bien que le tournage ne soit pas imminent, car nous sommes encore en phase de développement.

J’ai deux projets de films dans la continuité de mes trois premiers, l’un est en phase d’écriture, tandis que l’autre est en cours de financement. Cependant, il est fort probable qu’un film très différent se glisse entre eux, plus important en envergure, axé sur l’action et le thriller, avec un concept audacieux et très méta. Malheureusement, je ne peux pas encore en révéler les détails. Nous sommes actuellement en processus de casting, donc si tout se passe bien, ce devrait être mon prochain projet, avec un début de tournage prévu pour début 2024. Il y a aussi des opportunités en cours aux États-Unis, mais elles sont confidentielles pour le moment.

En résumé, parmi les projets en cours, certains s’inscrivent dans la continuité de mes précédents films, tandis que d’autres représentent des défis plus importants qui, je l’espère, m’aideront à franchir de nouvelles étapes. En fin de compte, l’essentiel est de continuer à raconter des histoires, car c’est ce qui motive notre métier.

Gueules Noires de Mathieu Turi, au cinéma le 15 novembre 2023.

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