[CRITIQUE] Tirailleurs – Une France qui a sombré dans l’oubli

La prémisse est un peu bizarre et cinégénique, mais elle est gérée avec assurance par le réalisateur et la star, qui évitent trop de clichés faciles tout en nous plongeant dans le monde unique et inédit des troupes africaines. Coécrit avec Olivier Demangel (Novembre de Cédric Jimenez), le scénario emprunte des voies connues, mais aussi des voies inconnues, nous entraînant dans une direction attendue pour faire marche arrière à mi-parcours. Au départ, nous suivons le calvaire de Bakary Diallo (Omar Sy), un père de famille dont la vie paisible de berger au Sénégal est bouleversée après que l’armée française a envahi son village pour trouver des recrues pour la Grande Guerre. Lorsque son garçon de 17 ans, Thierno (l’expressif Alassane Diong), est capturé, Bakary se porte volontaire pour le protéger, et bientôt les deux se retrouvent côte à côte dans les tranchées.

Les premières parties du film nous plongent dans la vie des tirailleurs, qui combattaient souvent séparément des soldats blancs et étaient eux-mêmes un mélange d’hommes venus de toutes les régions d’Afrique de l’Ouest et d’ailleurs. La plupart des dialogues du film sont en peul, dialecte que Bakary et son fils parlent ensemble – et que Sy, dont le père est sénégalais, a appris dans son enfance – mais d’autres troupes parlent des langues comme le wolof, créant ainsi une cacophonie de langues qui laisse souvent Bakary et Thierno dans l’ignorance du fonctionnement des choses. Vadepied a fait des recherches pour dépeindre les choses de la manière la plus authentique possible, avec la photographie de Luis Arteaga (Tremblements) pour garder les couleurs aussi sourdes et boueuses que les décors du nord de la France, et la décoratrice Katia Wsyzkop (Benedetta) a recréé des sections des tranchées et quelques villages déchirés par les bombardements constants.

© Marie-Clémence David 2022 – Unité – Korokoro – Gaumont – France 3 Cinéma – Mille Soleils – Sypossible Africa

Là où le film faiblit, c’est dans une histoire qui semble parfois aussi complexe qu’un film d’action hollywoodien typique : comment est-il possible que Bakary puisse rester aux côtés de son fils, jusque dans le no man’s land et au-delà, dans une armée très contrôlée et soumise à une discipline stricte, avec des bombes qui explosent partout ? Dans la seconde moitié du scénario surtout, l’intrigue outrepasse ses efforts de véracité, et le portrait des tirailleurs que Vadepied a tenté de dresser s’en trouve un peu terni.

Mais Tirailleurs utilise aussi quelques bons rebondissements, dont un gros au début où Thierno se montre un héros lors de la plus grande scène de bataille du film, esquivant les balles et tuant quelques Allemands à travers la ligne de feu. Son supérieur blanc, le lieutenant Chambreau (Jonas Bloquet), décide de le nommer caporal, ce qui place le garçon dans une position intéressante : il est maintenant responsable d’une équipe qui comprend également son propre père. Pendant ce temps, Bakary continue à essayer de les sortir de là, avec un camarade tirailleur, Salif (Bamar Kane), pour voler et se frayer un chemin vers la liberté. C’est un retournement de situation bienvenu, le fils écrasant son père sur le champ de bataille, mettant à l’épreuve ses liens familiaux mais aussi ses liens avec sa patrie. Il y a un discours sous-jacent dans le film sur deux générations qui s’affrontent pendant la guerre, Bakary envisageant de rentrer au Sénégal et de reprendre son travail d’éleveur de bétail, tandis que Thierno commence à entrevoir les possibilités d’une nouvelle vie en France. La scène la plus mémorable est sans doute celle où Bakary écoute les autres soldats parler de coucher avec des femmes blanches, voyant son fils grandir et prendre ses distances sous ses yeux.

Ces moments plus structurés sont plus forts que certaines des évidences qui frappent l’intrigue au troisième acte, avec une fin prévisible qui reste néanmoins émouvante. Sy, qui s’est fait connaître en tant qu’acteur de comédie, n’a jamais été aussi sévère et sérieux qu’ici. Il s’investit pleinement dans un rôle dans lequel, peut-être pour la première fois de sa carrière, il sourit à peine, réalisant ainsi l’une de ses meilleures performances. La tournure des événements est sinistre, certes, mais elle semble pleinement justifiée dans un film qui n’est pas toujours à la hauteur sur le plan dramatique, tout en étant impressionnant dans sa tentative d’aborder une partie de l’histoire de France qui a sombré dans l’oubli aussi longtemps que toutes les autres victimes de cette grande armée oubliée.

Note : 3 sur 5.

Tirailleurs de Mathieu Vadepied, 1h40, avec Omar Sy, Alassane Diong, Jonas Bloquet – Au cinéma le 4 janvier 2023.

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