Il m’advient parfois que les attentes s’immiscent, telles des ombres importunes, au sein de mon plaisir cinématographique. C’est pourquoi je m’efforce de les reléguer au second plan, accueillant chaque nouveau film avec une ouverture d’esprit renouvelée. Toutefois, je dois avouer qu’à l’annonce de la programmation du prestigieux Festival de Deauville 2021, un long métrage particulier a captivé mon attention : Jane par Charlotte, œuvre inaugurale de la talentueuse comédienne Charlotte Gainsbourg. Ses louanges récoltées à Cannes prédisaient un récit captivant, teinté d’une audace artistique rafraîchissante.
Le titre même du film, un hommage manifeste à Jane B. par Agnès V., cet essai-film postmoderne de la regrettée Agnès Varda, suggérait une séduction intellectuelle. Dans cet opus, les deux femmes s’entremêlaient pour déconstruire l’aura de la star qu’est Birkin. Dans quelle mesure Jane par Charlotte parviendrait-il à égaler cette démarche, à révéler de nouvelles facettes de cette icône de la culture pop française, reconnaissable à son allure androgyne et son accent distingué ? Même à ce jour, Birkin semble évoluer dans la langue française tel un étranger, parsemant son discours d’un « franglais » singulier, émaillé de termes anglais tels que « gloomy » et « poots« . En France, le public a l’impression de la connaître par cœur, cette figure imposante qui fut l’égérie de Serge Gainsbourg. Birkin, consciente de sa beauté, doutait néanmoins souvent de son talent. Après le décès de son compagnon, elle sut insuffler une seconde vie à sa carrière de chanteuse, osant la métamorphose en se coupant les cheveux, rejetant ainsi l’image de sex-symbol qui lui collait à la peau, pour s’élancer sur la scène du Bataclan à Paris. La source d’inspiration du film constituait un attrait supplémentaire : Gainsbourg, bien que née « enfant de », dans l’ombre de parents iconiques (Birkin et le génie musical français Serge Gainsbourg), avait su transcender cet héritage en explorant divers horizons artistiques, en tant que chanteuse, photographe, et comédienne au service de réalisateurs aussi excentriques que talentueux, tels que Lars von Trier et Gaspar Noé. Quelle merveille cette artiste audacieuse pouvait-elle concocter derrière la caméra ?
Tout comme moi, le monde entier n’a peut-être pas accordé une attention soutenue à la trajectoire de Birkin, et il est regrettable que le film ne prenne pas le temps d’instruire les néophytes sur les éléments fondamentaux de sa renommée. Le format fantasque s’abstient de tout extrait de ses films, préférant projeter des vidéos personnelles sur son visage lors de rencontres. La scène la plus saisissante nous transporte lors de leur visite à l’appartement du 5 bis rue de Verneuil, où Birkin revient pour la première fois dans cet antre parisien qu’elle partageait autrefois avec Serge Gainsbourg, un lieu préservé dans son essence même par leur fille. Pendant des décennies, elle a nourri le rêve de le transformer en musée. Au-delà du clip « Lying With You« , réalisé par ses soins, peu ont pu entrevoir au-delà des murs extérieurs tagués. Il est émouvant de voir mère et fille revisiter ensemble un lieu si emblématique, conscientes que Serge signifie pour chacune d’elles bien plus que pour ses millions d’admirateurs. Les conserves du garde-manger ont peut-être explosé depuis, mais l’atmosphère demeure inchangée. On retrouve encore les mégots de Gitanes dans les cendriers, et les vieux flacons de parfum Guerlain de Birkin trônent près du lit.
Le film, à l’image de cet appartement, semble imprégné de cette atmosphère mêlant nostalgie et détachement, mais sans le penchant à l’accumulation qui caractérise Birkin : Gainsbourg n’encombre pas le récit de tant de détails, préservant sa mère de l’exposition de son intimité. Elle aborde avec délicatesse le personnage de Birkin, posant des questions intimes, mais se contentant souvent de réponses évasives. Un murmure incessant de « oui » encourage Birkin à se livrer davantage, mais ses réponses demeurent lacunaires. Si l’on souhaite réellement appréhender Birkin, il convient de se tourner vers ses paroles. Un cadeau de fête des mères touchant, certes, mais teinté de déception.
Jane par Charlotte de Charlotte Gainsbourg, 1h30, avec Jane Birkin et Charlotte Gainsbourg – Au cinéma le 12 janvier 2022