Dans un Colisée transformé en aquarium géant, des gladiateurs affrontent des requins affamés sous les vivats d’une foule hystérique. Cette image grotesque et absurde défie l’imagination mais résume à elle seule l’essence de Gladiator II. Derrière cette surenchère d’effets spéciaux, Ridley Scott semble adresser un message clair : « Regardez ce que nous sommes devenus. » Ce film n’est pas une simple suite ni un péplum spectaculaire. Il se positionne comme une plongée dans le présent, révélant les failles d’un Hollywood en quête de sens. Ce n’est plus une fresque de Rome, mais le reflet d’un empire déclinant qui contemple sa propre démesure.
Dans le premier Gladiator, il y avait un souffle épique, un idéal porté par Maximus. « Il y a un rêve qui s’appelait Rome », murmurait Marc Aurèle, prophétisant son effondrement. Vingt ans plus tard, ce rêve est en ruines. La Rome de Gladiator II n’a plus rien de mythologique : elle est un théâtre de brutalité, une caricature de sa grandeur passée. Le premier combat dans l’arène frappe par son absurdité flamboyante : un rhinocéros monstrueux, bardé d’armures, chevauché par un soldat impérial, affronte des gladiateurs meurtris. Avant cela, une scène encore plus insensée s’impose : des gladiateurs combattent une horde de singes numériques, grotesques et furieux, dressés à coups de fouet. Scott transforme l’arène en un cauchemar orchestré, alternant plans serrés sur les crocs des animaux et panoramiques où poussière et sang saturent l’écran. La violence, grotesque et insensée, devient une allégorie : le Colisée, jadis lieu de tragédies humaines, se réduit à un cirque où la démesure supplante toute profondeur.
Au cœur de ce chaos se trouvent deux personnages emblématiques : Macrinus et Lucius. Macrinus, interprété par un Denzel Washington glaçant, est un ancien esclave devenu maître du Colisée. Manipulateur et opportuniste, il incarne le système gangrené et un double troublant de Ridley Scott lui-même. Sous ses airs de démiurge, il prospère sur la violence et les illusions, comme un producteur hollywoodien exploitant les codes du spectaculaire. Mais même lui, maître des apparences, finit englouti par le système qu’il a contribué à construire. Depuis Gladiator (2000), Scott a redéfini l’échelle du spectacle hollywoodien, imposant des modèles de grandeur visuelle. Cette quête de surenchère, visible dans des œuvres comme Napoléon, Kingdom of Heaven ou Alien: Covenant, l’a poussé à céder parfois à des impératifs industriels écrasant sa vision. Macrinus reflète ce paradoxe : un créateur exalté mais englouti par un système avide de toujours plus.
Lucius, interprété par Paul Mescal, est tout son opposé. Hanté par l’héritage de Maximus, il incarne une génération désillusionnée, prisonnière d’un passé glorieux et incapable de rêver un avenir. Dépourvu de toute quête héroïque, il ne poursuit qu’une colère stérile, un combat vidé de sens. Ce choix délibéré déconstruit l’idée même du héros classique et dresse le portrait d’un homme perdu dans les ruines d’un monde désenchanté. Cette inertie trouve un écho dans Gladiator II, un remake déguisé, dominé par des figures masculines archaïques reproduisant les mêmes mécanismes de pouvoir et de violence.
Dans une scène clé, Lucius se tient seul au centre du Colisée, face à une foule avide de violence. Le soleil écrase l’arène, la poussière s’élève, le silence est pesant. Il lève les bras et lance : « Il y avait un rêve, un rêve qui s’appelait Rome. » Ses mots, qui auraient pu galvaniser dans une autre époque, tombent dans l’indifférence. Des rires éclatent, des murmures parcourent les gradins. La caméra s’attarde sur les visages des spectateurs : avides, insensibles, captivés non par le sens du discours de Lucius mais par l’attente d’un frisson immédiat. Leurs cris et gestes exaltés transforment la foule en un acteur collectif, aussi bruyant qu’exigeant. Lucius, minuscule dans cette arène gigantesque, vacille sous le poids de son propre discours, rendu dérisoire par l’indifférence collective. Cette mise en scène renvoie directement à notre époque, rappelant la manière qu’ont les Américains de filmer le football, le baseball ou encore le catch, où le public devient un élément central du spectacle. Ce ne sont plus seulement les gladiateurs ou les athlètes qui sont mis en avant, mais une foule amplifiée par les caméras, transformée en une entité bruyante et insatiable, à la fois spectatrice et consommatrice de sa propre exaltation.
À 86 ans, Ridley Scott livre avec Gladiator II une œuvre vibrante, chaotique mais terriblement nécessaire. Ce n’est pas un chant du cygne apaisé, mais un cri de révolte contre l’apathie. Plus qu’un film, Gladiator II est une question posée à Rome, à Hollywood, à nous tous : qu’avons-nous fait de nos rêves ? Les avons-nous abandonnés ou sommes-nous prêts à descendre une dernière fois dans l’arène pour les défendre ?
Gladiator II de Ridley Scott, 2h28, avec Paul Mescal, Pedro Pascal, Joseph Quinn – Au cinéma le 13 novembre 2024