[CRITIQUE] Black Flies – Sombrer en lourdaud

Black Flies, adaptation du roman éponyme de Shannon Burke, s’impose comme une plongée ténébreuse et oppressante dans l’univers impitoyable des secouristes évoluant dans les rues inhospitalières de New York. Le film s’ouvre sur le jeune novice au visage angélique, Ollie Cross (Tye Sheridan), émergeant d’un cauchemar à l’arrière d’une ambulance, pour ensuite plonger directement dans un cauchemar éveillé quelque part entre Brownsville et East New York. Le personnage, qui ressent visiblement un complexe de “Jésus des rues”, porte une veste ornée d’ailes d’ange dorées lorsqu’il est hors service. Il conserve également un tableau d’un ange déchu encadré dans sa chambre décrépite de Chinatown, louée rapidement pour économiser en vue de ses études de médecine.

En premier lieu, évoquons le casting : Sean Penn dans le rôle d’un premier intervenant barbu en proie au doute existentiel, et Tye Sheridan incarnant son partenaire novice au cœur pur, s’enfonçant tellement dans l’abîme qu’il finit par étrangler sa compagne anonyme lors de leurs ébats. Évoquons également Michael Pitt, campant un ambulancier se prenant pour Dieu à chaque patient, et Mike Tyson — convaincant lors de ses brèves apparitions à l’écran — jouant le rôle d’un capitaine veillant au bon déroulement des opérations. Évoquons des chiens maltraités, de fugaces instants de lumière du jour, et un cadavre à demi-noyé si atrocement décomposé qu’on se doute que ce sont les fameuses “mouches noires”, avant de réaliser qu’ils sont partis depuis déjà vingt longues minutes. Ces personnages semblent être des archétypes prévisibles, plutôt que des individus complexes et nuancés. Ollie Cross est dépeint comme un secouriste idéaliste aux prises avec la brutalité du monde, mais son évolution demeure trop linéaire pour susciter une empathie sincère. Son dilemme moral face à des choix cornéliens est exposé de manière trop évidente, nous privant ainsi de toute ambiguïté.

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Sheridan et Penn, qui partageaient déjà l’affiche dans The Tree Of Life, incarnent une relation virile. Cross, plus sensible, apprend rapidement qu’il doit endurcir son âme pour supporter le fardeau du métier d’ambulancier. Penn interprète Rut comme un sceptique endurci, doutant des capacités de son jeune partenaire idéaliste, bien qu’il s’adoucisse progressivement à son égard, tout en nourrissant une amertume sourde à l’idée que son camarade ne voit ce travail que comme un tremplin vers une carrière plus prestigieuse. La disposition de Cross à endosser le fardeau des malades et des mourants ne lui gagne guère de sympathie auprès de ses collègues, pas plus que son espoir de réaliser des miracles en blouse blanche, loin des rues rugueuses de Brooklyn, dès qu’il aura réussi ses examens. Cela place Ollie dans une opposition naturelle avec son partenaire Gene “Rut” Rutkovsky, vétéran de longue date du métier. Rut, ayant vu trop de misères ou ayant cessé de les chercher, se réchauffe néanmoins à l’égard de son nouveau partenaire après qu’Ollie ait ri à la blague favorite de Rut sur les pédophiles — un détail à garder en tête pour toute tentative de briser la glace avec un ambulancier pressé.

L’un des principaux défauts réside dans une narration pesante et explicite sous-estimant notre intelligence en imposant une interprétation directive des thèmes et motifs du film. La scène où Ollie tente une trachéotomie est filmée de manière à souligner son désarroi mental, mais cette approche manque de subtilité, laissant peu de place à l’interprétation. De plus, le métrage opte pour une représentation simpliste et cynique de la réalité urbaine, négligeant les nuances et les complexités des problèmes sociaux et politiques qu’il prétend explorer. Black Flies est prisonnier d’une dynamique entre ses deux personnages principaux qui frôle la banalité. Nombreux sont les films policiers qui opposent un vétéran désabusé à un novice idéaliste, et bien que Jean-Stéphane Sauvaire transpose cette relation dans le contexte éreintant des ambulanciers, l’évolution attendue de chaque homme ne surprend guère. Cette prévisibilité est particulièrement décevante avec Cross, dont la descente dans la folie devient si exagérée et monotone qu’elle en devient presque risible. Quant à Rut, déjà un vétéran endurci, Penn réussit à insuffler une profondeur émouvante à son personnage, laissant entrevoir la douleur dissimulée derrière son cynisme — notamment lors de ses rencontres avec son ex-femme Nancy (Katherine Waterston), l’une des nombreuses femmes qu’il a déçues au fil du temps.

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Black Flies s’effondre misérablement dans son entreprise de transmettre un message cohérent ou significatif. Malgré ses prétentions à explorer les tensions sociales et les dilemmes moraux des secouristes, le film s’enlise dans une série de scènes déprimantes et nihilistes qui échouent à susciter une réflexion véritable ou une introspection profonde. Nous restons ainsi insatisfaits et désabusés, nous interrogeant sur la véritable intention du film et la leçon qu’il est censé nous enseigner. Il est manifeste que nos héros n’ont pas un taux de réussite élevé, car un grand nombre des new-yorkais les plus vulnérables préfèrent mourir plutôt que de solliciter des soins médicaux qu’ils savent inaccessibles. Les personnages de Sauvaire passent la majeure partie du film à transporter des cadavres au Wyckoff Heights Medical Center ou à déloger des sans-abri de lieux où leur présence n’est pas souhaitée. De temps à autre, ils rencontrent des situations qui semblent être des victoires, comme celle où ils viennent en aide à une femme battue (situation de petits sauveurs car, comme cité plus haut, eux ne se dérangent pas pour battre aussi), mais Rut semble incapable de les résoudre sans tout faire capoter. Non pas qu’il soit incompétent, mais il commence à douter de la valeur de son travail. Bientôt, Cross ressentira cette même amertume, comme en témoignent ses liaisons régulières et cathartiques avec une femme dont il ignore jusqu’au nom. Ces scènes, filmées avec une esthétique troublante de nudité et de passion, révèlent la détérioration mentale du personnage de Cross, exacerbée par un réalisme cru.

Malgré sa trajectoire narrative évidente, le long-métrage s’intéresse moins à raconter une histoire conventionnelle qu’à explorer la descente progressive de l’altruisme vers la désillusion. Le film dépeint une Amérique où le mépris pour la santé et la sécurité des citoyens est si flagrant qu’un secouriste pourrait se sentir engagé dans une lutte sans espoir. Cependant, au lieu de susciter une réelle résonance émotionnelle, la fiction brutale présente les réalités les plus troublantes de la vie comme des fantaisies irréelles. Après avoir observé ce film sombrer dans l’abîme pendant une heure et demi, la scène où Sean Penn tient entre ses mains un bébé prématuré et séropositif dans une salle de bain délabrée semble plus étouffante de surréalisme que poignante. Au lieu de susciter l’empathie, cette séquence expose la superficialité de tout ce qui pourrait ramener les personnages du bord du gouffre. Ce choix narratif sert une conclusion qui offre à Rut une lueur d’espoir, inversant ainsi deux heures de fatalisme en un instant. Les deux thèmes auraient gagné en force si le film avait su les entrelacer au lieu de les utiliser comme des éléments contradictoires. Black Flies est trop obsédé par la violence des marges de New-York pour examiner de manière significative le stress mental inhérent à la profession de secouriste, trop focalisé sur le bruit incessant des sirènes et de la mort pour saisir quoi que ce soit de plus subtil.

Black Flies de Jean-Stéphane Sauvaire, 2h00, avec Tye Sheridan, Sean Penn, Michael Pitt – Au cinéma le 3 avril 2024

4/10
Note de l'équipe
  • Louan Nivesse
    3/10 Simple comme nul
  • Vincent Pelisse
    4/10 Passable
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